En 2021, Yin Ker a été co-commissaire de l’exposition monographique de Bagyi Aung Soe au Centre Pompidou. Historienne de l’art et conservatrice adjointe pour l’Asie du Sud-Est au Musée national d’art moderne, Yin Ker a longuement écrit sur cet artiste aux multiples facettes venant du Myanmar. ACA project a souhaité aborder cette figure dans un contexte plus global, en considérant sa pensée, ses croyances et sa philosophie; dans l’espoir de donner un aperçu de son importance pour la culture birmane, ainsi que pour notre interprétation actuelle de l’art contemporain. En explorant sa pratique à travers un prisme théorique, curatorial et relationnel, cet échange témoigne de la nécessité de repousser les limites artistiques.
In 2021, Yin Ker co-curated Bagyi Aung Soe’s solo exhibition at the Centre Pompidou. Art historian and Adjunct curator for Southeast Asia at the Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Yin Ker has written substantially on this multifaceted artist from Myanmar. ACA project thought it important to discuss this major figure in a broader context, considering his thinking, beliefs and philosophy, which might offer a glimpse of this artist’s significance to Burmese culture and to the ways we currently interpret contemporary art. Exploring his practice through a theoretical, curatorial and relational lens, this exchange hopefully testifies to the relevance pushing artistic boundaries.
By Amandine Vabre Chau – June 2023
ACA Project : Comment l’œuvre de Bagyi Aung Soe est-elle devenue si significative au Myanmar, et pour la culture artistique et visuelle birmane ? Dans votre essai pour l’exposition de 2021 au Centre Pompidou « Juggling paradoxes in the here and now », vous précisez qu’une grande partie de sa production a été préservée. Pourtant, il n’a pas été exposé de manière proéminente dans les « grandes » institutions artistiques. Comment son nom a-t-il pu perdurer sans ces espaces, tout en s’épanouissant au sein de la communauté artistique ?
Yin Ker : Aung Soe ne figure actuellement que dans la collection de la National Gallery Singapore. L’exposition de 2021 au Centre Pompidou est sa seule grande exposition personnelle à ce jour. Quant à comprendre pourquoi il n’a pas attiré l’attention d’autres institutions publiques, cela tient peut-être moins à son art qu’à l’absence d’intérêt ou d’expertise à l’égard des artistes du Myanmar et de la région. Les travaux académiques ont été un moyen de susciter l’intérêt pour son art, ainsi que des entretiens comme celui-ci.
Au Myanmar, Aung Soe est considéré comme l’artiste poète et l’artiste-artiste par excellence. Dès la fin des années 1940, alors qu’il avait une vingtaine d’années, il a été encadré par les figures littéraires les plus estimées du pays, telles que Min Thu Wun et Dagon Taya, ainsi que par des artistes comme U Ba Yin Galay. Il a ensuite repoussé les limites de ce qui était considéré comme acceptable en tant qu' »art » dans son pays.
Aujourd’hui, son œuvre vit dans la mémoire des amateur.rice.s d’art et de littérature, qui ont grandi en voyant ses œuvres illustrées chaque mois dans des livres et des périodiques. Au lieu de limiter ses activités aux galeries et aux expositions, qui étaient rares à l’époque, il s’est efforcé de rendre son travail accessible à tous les niveaux de la société birmane très alphabétisée, par le biais de l’illustration. Entre 1952 et 1988, date à laquelle il a été blacklisté par le gouvernement militaire pour une illustration sur le soulèvement 88881, il ne s’est pas passé un seul mois sans qu’il ne publie en moyenne une douzaine de nouveaux travaux dans au moins une publication. Bien que la plupart des œuvres originales conservées datent des années 1970 et 1980, il en existe une abondance remontant à la fin des années 1940, depuis le début de sa carrière, dont plus de 6 000 sont documentées et accessibles sur AungSoeillustrations.org. Nombre de ces publications sont aujourd’hui recherchées et collectionnées. Sa célébrité en tant que star de cinéma, en plus de sa personnalité plus vraie que nature et de son apparence exceptionnelle, a fasciné ses compatriotes et n’a fait que renforcer sa renommée en tant qu’artiste de génie qui excellait dans de multiples domaines.
Ainsi, bien qu’aucune œuvre ne lui soit attribuée dans la collection nationale du Myanmar – Aung Soe a fui les institutions et le marché de l’art -, il reste l’un des artistes birmans les plus vénérés. Il convient de noter que le projet d’une galerie nationale au Myanmar n’a jamais vu le jour et que le musée national de Yangon n’a pas collectionné et ne collectionne pas activement l’art moderne ; les œuvres de la collection de peintures modernes sont pour la plupart, sinon toutes, des dons d’artistes.
ACA Project : How did Bagyi Aung Soe’s work become so significant in Myanmar, and to Burmese art/visual culture? In your curatorial essay for the 2021 exhibition at the Centre Pompidou “Juggling paradoxes in the here and now”, you specify that much of his production had been preserved. Yet, he wasn’t prominently displayed in “big” art institutions. How did his name live on without these spaces while thriving within the art community?
Yin Ker : Aung Soe is currently only in the collection of National Gallery Singapore. The 2021 exhibition at the Centre Pompidou is the only major solo exhibition to date. As to why he hasn’t caught the attention of other public institutions, perhaps it has less to do with his art and more to do with the absence of interest or expertise in artists from Myanmar and the region. Scholarly work has been one way of generating interest in his art—and interviews like this one too.
In Myanmar, Aung Soe is considered the poet’s artist as well as the artist’s artist par excellence. As early as the late 1940s when he was in his 20s, he was mentored by the country’s most esteemed literary figures like Min Thu Wun and Dagon Taya as well as artists like U Ba Yin Galay. He then went on to push the boundaries of what was considered acceptable as “art” in his country.
Today, his work lives on in the memory of amateurs of art and literature, who grew up seeing his works used as illustrations on and in books and periodicals on a monthly basis. Instead of limiting his activities to galleries and exhibitions which were scarce back then, he made it a point to make his art accessible to all levels of the highly literate Burmese society through illustration. Between 1952 and 1988 when he was blacklisted by the military government for an illustration on the 8888 Uprising1, not a single month passed without the publication of an average of a dozen new illustrations in at least one publication. Although most surviving original works date from the 1970s and 1980s, there are abundant printed illustrations going back to the late 1940s from the beginning of his career, of which more than 6,000 are documented and accessible on AungSoeillustrations.org. Many of these publications are sought after and collected nowadays. His fame as a movie star, in addition to his larger-than-life personality and outstanding appearance, fascinated his countrymen and only boosted his renown as a genius artist who excelled in multiple fields.
As such, although there is no work attributed to him in the national collection in Myanmar—Aung Soe shunned the establishment and the art market—he is still one of the most revered Burmese artists. It is noteworthy that plans for a national gallery in Myanmar never took off, and the national museum in Yangon did not and does not actively collect modern art; what is in the collection of modern paintings are mostly, if not all, donations by artists.
Dans votre précédent essai sur Aung Soe, « Felicitous ‘Misalignments' », vous développez la dynamique entre « moderne », « modernité » et « contemporanéité » à travers l’œuvre de l’artiste. Ainsi que leur relation de va-et-vient avec la tradition. Plus précisément, le fait que notre définition de la modernité soit basée sur une interprétation linéaire et euro-américano-centrée. Comment la tradition nous offre-t-elle alors un autre accès, peut-être plus sensible, à la modernité ou à la contemporanéité ?
Par tradition, Aung Soe entendait les héritages spirituels, intellectuels et artistiques plus proches de lui, en Asie, en plus de ce qu’il avait appris de l’art occidental. Il parlait d’ailleurs de « traditions du monde » : la sculpture égyptienne, la peinture italienne de la Renaissance, l’ukiyo-e japonais et les miniatures mogholes, par exemple. Il s’agit moins d’opposer dialectiquement tradition et modernité que de faire de cette myriade d’expressions artistiques et de systèmes de pensée « traditionnels » la source de l’art moderne, en lieu et place du seul modernisme occidental. Il s’agit de déplacer le point de référence, d’élargir le spectre des sources et des possibilités et de relativiser le modernisme occidental, largement considéré comme universel et comme le modèle exclusif de l’art moderne. En d’autres termes, doté de ressources spirituelles, intellectuelles et artistiques héritées – la « tradition » -, on crée un nouvel art en puisant dans un éventail plus large d’outils de pensée et d’expression, en réponse à sa société et pour elle.
In your previous essay about Aung Soe, “Felicitous ‘Misalignments’”, you expand on the dynamic between « modern », « modernity » and « contemporaneity » through the artist’s work. As well as their back-and-forth relation with tradition. More specifically, that our definition of modernity is based on a Euro-americano-centric and linear interpretation. How then, does tradition offer us another, perhaps more sensible, access to modernity or contemporaneity?
By tradition, Aung Soe meant the spiritual, intellectual and artistic legacies closer to home in Asia, in addition to what he learnt from Western art. In fact, he spoke of “traditions of the world”: Egyptian sculpture, Italian Renaissance painting, Japanese ukiyo-e and Mughal miniatures, for example. It is less about placing tradition and modernity in a dialectical opposition than making these myriad “traditional” artistic expressions and thought systems the wellspring of modern art, in lieu of just Western modernism. It is about shifting the point of reference, expanding the spectrum of sources and possibilities, and relativising Western modernism which is widely assumed to be universal and the exclusive model for modern art. In other words, equipped with inherited spiritual, intellectual and artistic resources aka “tradition”, one creates new art by drawing on a wider range of tools of thought and expression in response to one’s society and for it.
En poursuivant cette analyse, la modernité (quelle que soit sa définition) est-elle un objectif à atteindre ? Ne serait-elle pas obsolète ?
Je voudrais répondre de deux manières. Tout d’abord, Rabindranath Tagore affirme que « ceux qui ont le véritable esprit moderne n’ont pas besoin de se moderniser, tout comme ceux qui sont vraiment courageux ne sont pas vantards ». En tant que tel, il n’y a rien à rechercher ou à rejeter. Deuxièmement, ce qu’on appelle la « tradition » et la « modernité » ne sont pas antithétiques. Elles sont comme l’ancien et le nouveau, deux roues attelées l’une à l’autre et qui avancent en tandem. Ce qui est nouveau aujourd’hui sera vieux demain ; ni la tradition ni la modernité ne sont permanentes. Le nouveau ne vient pas de rien, il naît ou se transforme à partir de l’ancien. Comme l’a dit le professeur d’Aung Soe à Santiniketan, Nandalal Bose, « la tradition est l’enveloppe extérieure de la graine qui contient l’embryon du renouveau ; cette enveloppe protège l’embryon de la destruction par la chaleur, la pluie ou la violence ». Cette nouvelle croissance ne peut être forcée ; elle prend le temps qu’il faut.
Pursuing this analysis, is modernity (however defined) something we should strive for? Wouldn’t it be obsolete?
I would like to respond in two ways. First with Rabindranath Tagore’s argument that “those who have the true modern spirit need not modernise, just as those who are truly brave are not braggarts.” As such, there’s nothing to strive for or reject. Second, the so-called ”tradition” and “modernity” are not antithetical. They are like the old and the new, two wheels yoked to each other and moving in tandem. What’s new today will be old tomorrow; neither tradition nor modernity is permanently thus. The new doesn’t come from nothing; it arises or transforms from the old. In the words of Aung Soe’s teacher in Santiniketan, Nandalal Bose, “Tradition is the outer shell of the seed that holds the embryo of new growth; this shell protects the embryo from being destroyed by heat or rain or violence.” That new growth can’t be forced; it takes the time it takes.
Ouvert aux enseignements de Bose à la suite de ses études à Śāntiniketan, vous nous informez de l’enracinement d’Aung Soe dans la philosophie de ce dernier. À savoir qu' »un objet d’art ne peut être compris par la discussion et l’analyse ». Ayant vous-même mentionné que la pratique de l’artiste est « un art qui échappe à l’esprit conceptuel », comment écrivez-vous et parlez-vous d’un ensemble d’œuvres qui refusent l’analyse ?
Oui, comment appliquer les mécanismes de l’analyse historique de l’art à un corpus d’œuvres qui est le fruit d’aspirations dépassant l’esprit conceptuel ? Outre l’avertissement de Nandalal Bose, Aung Soe a assimilé les enseignements du Tantra et du Zen qui réitèrent tous la transcendance de l’esprit conceptuel. À l’heure actuelle, certaines des stratégies que je continue d’affiner comprennent la communication des objectifs et des méthodes de culture mentale au-delà de l’esprit conceptuel aussi succinctement que possible. Ceci, de sorte que le.a lecteur.rice puisse au moins avoir une idée de ce qui se trouve au-delà, de la manière dont l’état d’esprit dépassant le conceptuel peut être compris en relation avec des aspects spécifiques de la pratique et des œuvres d’Aung Soe (sa palette et son processus de création d’images, par exemple). Dans la mesure du possible, j’utilise ses mots pour expliquer ces choses. Dans une exposition, à moins qu’il n’y ait de longs textes ou une forme d’orientation, le.a visiteur.euse est laissé.e à ellui-même. Quoi qu’il en soit, il y a une limite à ce qui peut être communiqué efficacement, et les lecteur.rice.s et visiteur.euse.s sont réceptif.ve.s à ce qu’iels lisent en fonction de leur compréhension intime des fonctions de l’esprit, acquise par l’expérience.
Opened to Bose’s teachings as a result of his studies in Śāntiniketan, you inform us of Aung Soe’s roots in the former’s philosophy. Namely, that « an art object cannot be known by discussion and analysis ». Having mentioned yourself that the artist’s practice is « an art beyond the grasp of the conceptual mind », how do you write and talk about a body of work that refuses analysis?
Yes, how to apply the tools of art historical analysis to a body of works that is the fruit of aspirations beyond the conceptual mind? In addition to Nandalal Bose’s admonition, Aung Soe assimilated the teachings of Tantra and Zen which all reiterate the transcendence of the conceptual mind. As of now, some of the strategies that I continue to hone include communicating the objectives and methods of mental cultivation beyond the conceptual mind as succinctly as possible, so that the reader can at least have some notions of what lies beyond it, and how the state of mind beyond the conceptual might be understood in relation to specific aspects of Aung Soe’s practice and works (his palette and process of image-making, for example). As much as possible, I use his words to explain these things. In an exhibition, unless there are lengthy wall texts or some form of guidance, the visitor is very much left to his or her own devices. Regardless, there is a limit to what can be effectively communicated, and readers and visitors are receptive to what they read as per their intimate understanding of the functions of the mind from experience.
Le travail de l’artiste traduit un refus des dichotomies, un mouvement qui se caractérise par une volonté de cultiver le changement, tout en prônant une approche universelle. Comment transposer cette fluidité, cette impermanence, dans votre pratique curatoriale ?
Outre une sélection pertinente d’œuvres, il est impératif pour le.a visiteur.euse de voir ses manuscrits et ses notes afin de comprendre son cheminement. Des traductions ou des résumés de leur contenu doivent être rendus accessibles. Avec des publics qui ne partagent pas les mêmes références culturelles que l’artiste, les textes explicatifs sont indispensables. Cela dit, je doute fort que l’on puisse attendre d’une seule exposition ou d’un seul artiste qu’il nous instruise sur un sujet aussi complexe que la pensée non-binaire, ou encore la vision universaliste et humaniste de Rabindranath Tagore qui motivait Aung Soe. Le même ensemble d’œuvres devra être présenté plusieurs fois sous différents angles et dans différents formats afin de réaliser cet objectif.
The artist’s work translates a refusal of dichotomies, a movement with a commitment to change that thrives for a universal approach. How do you transpose this fluidity, this impermanence, into your curatorial practice?
In addition to a pertinent selection of works, it is imperative for the visitor to see his manuscripts and notes in order to understand his mind. Translations of them or summaries of their content will need to be made accessible. With audiences that do not share the same cultural references as the artist, explanatory texts are vital. This said, I very much doubt we can expect a single exhibition or a single artist to instruct on something as complex as non-binary thinking or Rabindranath Tagore’s universalist and humanist vision that was Aung Soe’s motivation. The same body of works will need to be presented multiple times from different angles in various formats.
Revenant à votre précédent essai, vous écrivez que « Manaw maheikdi dat pangyi2, a été créé en tant qu’art – pas nécessairement pour le musée ou la galerie d’art – mais néanmoins en tant qu’art à diffuser largement […] Les œuvres n’étaient pas destinées à être exposées sur un autel ou en tant qu’images de dévotion dans un contexte liturgique ». Pensez-vous qu’il y ait d’autres manières possibles, peut-être plus appropriées, de présenter des œuvres qui transcendent le cadre muséal ? Nous voyons de plus en plus de discussions sur les espaces alternatifs, à quoi ces espaces pourraient-ils ressembler selon vous ?
En ce qui concerne la manière dont les œuvres d’Aung Soe pourraient être montrées sans que l’intégrité de sa pratique ne soit soumise à des formats hégémoniques, je pense qu’il s’agit davantage de la manière dont l’exposition est réalisée que du site ou de l’espace physique. Je ne vois pas en quoi une exposition dans un musée et une exposition dans un espace alternatif sont différentes s’il n’y a pas de différence fondamentale dans leurs méthodologies curatoriales. Certes, les espaces petits ou informels peuvent être plus compatibles avec certaines stratégies curatoriales adaptées, mais celles-ci ne sont pas l’apanage des espaces alternatifs. Même les grands musées proposent ce type d’espaces : Le Dalam Southeast Asia de la National Gallery Singapore et la Salle 20 du Centre Pompidou, par exemple, sont utilisées pour de petites expositions monographiques axées sur la recherche. Je pense que nous ne devons pas supposer qu’un « espace alternatif » est ipso facto plus conforme à un artiste comme Aung Soe qui avait des idées très peu conventionnelles sur l’objectif de sa pratique artistique et la réception de ses œuvres. Mes principales préoccupations concernent la qualité de la recherche, de la documentation et de la présentation, ainsi que le thème et la stratégie curatoriale, qui doivent prendre en considération les contextes de réception. Quant au lieu, il dépend de l’objectif de l’exposition. S’il s’agit pour l’artiste d’atteindre un public nouveau et plus large, de remettre en question le récit dominant et le canon artistique, quelle qu’en soit la forme, il est plus logique de l’organiser dans un musée de premier ordre. Le musée reste un arbitre capital de l’assimilation des artistes dans l’histoire de l’art, et il n’y a pas moyen de le contourner. Si nous voulons nous en tenir à la vision d’Aung Soe de l’art pour le peuple, la solution la plus évidente consiste à diffuser les œuvres en ligne. Cela peut se faire par le biais de bases de données en ligne en libre accès comme AungSoeillustrations.org, de présentations virtuelles de sélections d’œuvres, ou d’enregistrements numériques en 3D d’expositions physiques.
Going back to your previous essay, you write that “Manaw maheikdi dat pangyi2 was created as art—not necessarily for the museum or art gallery—but nonetheless as art to be circulated widely […]The works were not meant to be displayed on an altar or as images of devotion in a liturgical context”. Do you think there are other possible ways, perhaps more appropriate, to present artworks that transcend the museum’s setting? We are seeing more and more discussions around alternative spaces, what might these spaces look like to you?
In terms of how Aung Soe’s works might be shown in ways that do not surrender his practice’s integrity to hegemonic formats, I think it is more about how the exhibition is done, rather than the physical site or space. I don’t see how an exhibition in a museum and one in an alternative space differ if there is no fundamental difference in their curatorial methodologies. Certainly, small or informal spaces may be more compatible with certain adapted curatorial strategies, but they are not exclusive to alternative spaces. Even major museums offer these spaces: National Gallery Singapore’s Dalam Southeast Asia and the Centre Pompidou’s Salle 20 used for small, research-intensive monographic shows, for example. I think we need not assume that an “alternative space” is ipso facto more congruent with an artist like Aung Soe who had very unconventional ideas about the purpose of his artistic practice and the reception of his works. My primary concerns have to do with the quality of research, documentation and presentation, as well as the curatorial theme and strategy which must take into consideration the contexts of reception. As for the venue, it depends on the exhibition’s objective. If it is for his art to reach new and larger audiences, to challenge the mainstream narrative and canon in whatever small way, it makes more sense to hold the exhibition at a prominent museum. The museum remains a pivotal gatekeeper of artists’ assimilation into art history, and there is no circumventing it. If we are to stick to Aung Soe’s vision of art for the masses, the clear solution is to take things online. This can be done through open- access online databases like AungSoeillustrations.org, virtual presentations of curated selections of works, or digital 3D recording of physical exhibitions.
Au même titre que Bagyi Aung Soe, pourriez-vous nous citer d’autres artistes d’Asie du Sud-Est qui repoussent les limites artistiques conventionnelles?
À mon avis, Roberto Bulatao Feleo des Philippines et Tang Chang (Chang Sae-tang, Chen Zhuang) de Thaïlande font partie de ces artistes qui n’ont pas régurgité le mode opératoire hégémonique du modernisme occidental. Contrairement à l’opinion générale qui veut que l’art occidental soit le phare de la réussite dans le monde artistique, ils ont examiné des systèmes de pensée, des systèmes de croyance, des technologies et des médias plus proches de chez eux comme inspiration. Il est à espérer que d’autres études seront consacrées aux artistes qui ont pensé en dehors de la transplantation toute faite de « l’art » occidental afin de formuler des pratiques artistiques singulières. Ces artistes compliquent, diversifient et enrichissent la conception dominante de l' »art » d’une manière qui nous incite à réfléchir de manière plus critique à nos prémisses et à nos hypothèses sur l’art et la modernité.
Following Bagyi Aung Soe’s example, could you tell us of any other South-East Asian artists that push the boundaries of what we call art ?
In my opinion, Roberto Bulatao Feleo from the Philippines and Tang Chang (Chang Sae-tang, Chen Zhuang) from Thailand are some of these artists who did not regurgitate the hegemonic MO of Western modernism. Against general opinion reiterating Western art as the beacon for success in the art world, they examined thought systems, belief systems, technologies and media closer to home for inspiration. Hopefully, there will be more work done on artists who thought outside the ready-made transplant of “art” from the West to formulate singular artistic practices. These artists complicate, diversify and enrich the prevailing construct of “art” in ways that spur us to think more critically about our premises and assumptions of art and modernity.
Rencontrez-vous des difficultés, telles que des réticences ou des incompréhensions, à présenter des artistes d’Asie du Sud-Est en France ? Pouvez-vous témoigner de différences fondamentales en matière de curation entre l’Europe et l’Asie ? Peut-être en termes de possibilités/difficultés ou encore d’approches physiques vis-à-vis des œuvres d’art, de leur maniement ou de leur présentation ?
Je n’ai pas de réponse à ces questions car je ne pense pas que l’art du sud-est asiatique ait été suffisamment montré en France pour que nous puissions distiller des réponses satisfaisantes ; je n’ai qu’une réponse générale sur le sujet. Que ce soit en France ou ailleurs, je pense qu’il est important de ne pas simplifier la complexité de la différence pour répondre à ce que l’on suppose être le niveau de réceptivité ou de culture du grand public. Il est au contraire plus fructueux de transformer cette complexité en un trésor de ce que l’art du Sud-Est asiatique a à offrir. Ce qu’il faut éviter, c’est de nourrir des notions d’exotisme de l’autre, et de l’Asie du Sud-Est, dont certaines sont très politisées comme c’est le cas pour le Myanmar. Pour cela, il faut multiplier les occasions d’expositions et de publications de haut niveau scientifique.
Do you encounter any difficulties, such as reticence or misunderstandings, in presenting South-East Asian artists in France ? Can you testify to any fundamental differences in curation when applied to Europe and to Asia ? Perhaps in terms of possibilities/difficulties or physical approaches to artworks, their handling, or their displaying ?
I don’t have answers for these questions because I don’t think Southeast Asian art has been sufficiently shown in France for us to be able to distill satisfactory answers; I only have a general response to the topic of showing Southeast Asian art in France. Whether in France or elsewhere, I think it is important to not simplify the complexity of difference just to cater to what we assume to be the general public’s level of receptivity or culture. Instead, it is more fruitful to transform this complexity into a treasure trove of what Southeast Asian art has to offer. What must be avoided is to feed exoticised notions of the other and Southeast Asia, some of which are highly politicised, as is the case for Myanmar. To do so, we need more opportunities for exhibitions and publications that are of a high scientific level.
Enfin, dans le monde académique, comment écrire une histoire de l’art actuelle, plurielle et collective, où les récits du passé se heurtent à ceux du présent, afin de mettre en évidence leurs points communs et leurs décalages, et d’offrir de nouvelles pistes de discussion ?
Je suis convaincue que nous devons d’abord construire la grammaire fondamentale d’une telle histoire de l’art plurielle : une recherche scrupuleuse sur l’époque et la vie des artistes, leurs œuvres et leur évolution, leur esprit et tout ce qui les a faits, ainsi que les contextes de leurs activités et de leur réception d’un point de vue anthropologique et sociologique. Sans une connaissance fondamentale de ce sur quoi nous prétendons discourir, je suis sceptique quant à la manière d’élaborer des cadres théoriques qui puissent être solides et résister à l’épreuve du temps. Il est alors possible de comparer, de discerner les points communs et divergences, et de rédiger des récits attrayants sur l’art. À mon avis, on tente souvent de reproduire les méthodologies et les théories qui prévalent dans l’académisme international, sans tenir compte du fait que l’histoire de l’art de l’Asie du Sud-Est n’est pas antérieure au XXe siècle et ne peut se comparer à l’histoire de l’art occidental, qui s’étend sur un demi-millénaire. Quoi que l’on pense des Vies de Vasari, c’est ainsi qu’a commencé l’histoire de l’art telle que nous la connaissons. S’il n’est même pas certain que des équivalents de ces Vies aient été réalisé.e.s en Asie du Sud-Est, en savons-nous assez sur les artistes de cette région et sur leur art pour formuler des théories sophistiquées sur elleux et leurs œuvres ? Cela ne signifie pas que nous devrions nous limiter à mener des études monographiques, mais je pense que nous devons être lucides sur ce qui est réalisable et ce qui pourrait ne pas l’être, afin de passer à l’étape suivante, qui consiste à combler les lacunes qui nous empêchent de tenir des discours plus ambitieux.
Lastly, in the academic world, how can we write a current, plural and collective art history where the narratives of the past collide with that of the present, in order to highlight their commonalities and gaps; and offer new avenues of discussion?
I am of the conviction that we must first build the foundational grammar of such a plural art history: scrupulous research on the times and lives of artists, their works and evolution, their mind and all that made them, as well as the contexts of their activities and reception from the anthropological and sociological points of view. Without foundational knowledge of what we claim to discourse on, I am skeptical about how to elaborate theoretical frameworks can be sound and stand against the test of time. It is then possible to compare, discern commonalities and gaps, and write compelling narratives of art. In my opinion, attempts are often made to replicate methodologies and theories that are prevalent in international academia, without taking into consideration the fact that Southeast Asian art history does not predate the 20th century and cannot compare to Western art history with a history of half a millennium. Regardless of what one thinks of Vasari’s Lives, that was how art history as we know it began. If it is not even clear whether the equivalents of these Lives have been accomplished in Southeast Asia, do we know enough about Southeast Asian artists and their art to formulate sophisticated theories on these artists and their oeuvres? This does not mean that we should be limited to conducting monographic studies, but I think we need to be lucid about what is achievable and what might not be, in order to progress to the next step which is to remedy the lacunae that hinder us from more ambitious discourses.
Entretien mené par Amandine Vabre Chau
Interview by Amandine Vabre Chau
1 Série de manifestations pro-démocratie en 1988, Myanmar
1 Series of pro-democracy protests in 1988, Myanmar
2 En Pāli birmanisé, cette épithète désigne la peinture ou l’art des éléments fondamentaux du monde phénoménal, par le biais d’une intense concentration mentale atteinte grâce à une pratique assidue de la méditation.
Note : La langue anglaise [ici française] n’offre pas d’équivalent au mot birman « pangyi », prononcé comme « bagyi ». Au sens strict, il signifie « peinture ». Cependant, dans l’usage général, en particulier dans l’art moderne birman, où la peinture est le principal moyen d’expression, il signifie « art ». Étant donné que les activités de dessin et de peinture ne sont pas nécessairement perçues comme distinctes du point de vue birman, « pangyi » peut également signifier « dessin ».
Source : Yin Ker – Felicitous « pangyi » : Yin Ker – Felicitous « Misalignments » : Manaw Maheikdi de Bagyi Aung Soe
2 In Burmanised Pāli, this epithet means the painting or art of the funda- mental elements of the phenomenal world by way of intense mental concen- tration attained through assiduous meditation practice.
Note: The English language offers no equivalent for the Burmese word “pangyi”, pronounced as “bagyi”. Strictly speaking, it means “painting”. In general usage, however, especially in modern Burmese art, whereby painting is the principal medium of expression, it means “art”. Given that the activities of drawing and painting are not necessarily perceived as distinct from the Burmese point of view, “pangyi” can, in addition, mean drawing.
Source: Yin Ker – Felicitous « Misalignments »: Bagyi Aung Soe’s Manaw Maheikdi