YAYOI KUSAMA
Un souvenir d’enfance fonde la légende de Yayoi Kusama et associe le commencement de sa vie d’artiste à une hallucination, une inquiétante étrangeté qui s’est manifestée autour de la table familiale : les fleurs rouges de la nappe se multiplient sur le plafond, les murs, le sol, sur elle-même. Âme sans corps, l’artiste fait de son insupportable auto-anéantissement (Self-Obliteration) le défi et la quête même d’une oeuvre radicale et atypique : inscrire son corps, s’inventer un corps à corps selon des procédures formelles toujours réinventées.
L’exil à New York en 1958 libérera Kusama, peintre, sculpteure, performeuse, écrivaine et chanteuse. En traversant les frontières, elle se défait de tout lien, sauf de la mémoire d’une immense culture. Chacune des séquences de son oeuvre protéiforme en est profondément marquée et leur force radicale rythme l’exposition. S’engageant d’abord dans l’expérience du monochrome, Kusama entreprend de grands formats. D’un blanc trouble, puis colorés, les Infinity Nets n’ont ni haut, ni bas, ni droite, ni gauche, ni commencement, ni fin, ni sens ni centre illusoire, mais ils sont écrits, à la manière d’une calligraphie inconsciente et obsessionnelle. À l’illusion du vide succède la provocation du plein : elle s’approprie des objets trouvés sur les trottoirs de Manhattan, qu’elle hérisse de phallus en tissu. Ces Accumulations, souvent associées à la domesticité féminine, Kusama les métamorphose en « surréalisme pop ». Le traitement par masses et agrégats de ces sculptures arrondit les angles et engendre des formes spongieuses, amorphes et molles. 1966 est une année charnière. Kusama conçoit ses premiers environnements où elle introduit le miroir, inaugurant un travail sur la réflexion constamment présent depuis. Kusama’s Peep Show (1966) et les Mirror Rooms (1965) sont les lieux matriciels où se disséminent les premiers Dots [points] et la mise en abyme de sa propre image, puis Phalli’s Field (1965) où s’improvisent les premiers happenings.
Libération sexuelle, critique violente de la société de consommation et politisation de l’art deviennent l’enjeu majeur de ses performances. Cette rébellion des corps représente l’un des apports les plus singuliers de Kusama. Par cette émancipation, elle participe à la quête d’une autonomie à la fois physique, sexuelle et intellectuelle, associant féminisme et performance. Le retour à Tokyo en 1973 se fait dans la souffrance. À la suite d’une succession d’événements douloureux, elle choisit de vivre dans une institution psychiatrique, et y poursuit depuis lors son oeuvre avec acharnement. Si, depuis 1980, Kusama persévère à concevoir d’imposants environnements (Dots Obsession, 1998) et sculptures, elle a entrepris récemment une nouvelle série de peintures. Sur des formats souvent carrés et posés horizontalement, elle compose quotidiennement avec un certain automatisme d’étonnants « rébus ». Une prolifération proprement hallucinatoire de formes mouvantes et flottantes, toujours simplifiées, engendre un interminable surgissement, emporté avec l’élan du pinceau à la vitesse du chaos. Mouvement des images images en mouvement, ainsi grouillent les méandres de sa psyché.
Dans la fièvre de New York
« C’était la période de l’engouement pour l’Action painting. J’avais l’idée qu’il était important pour moi d’élaborer un art original, issu uniquement de mon monde intérieur […]. En 1959, j’exposais mes Infinity Nets, blancs sur fond noir. La monotonie engendrée par une répétition due à une action constante, l’absence d’un centre, et l’indifférence témoignée à la composition, plongèrent le public dans la perplexité […] J’avais en moi le désir de mesurer de façon prophétique l’infini de l’univers incommensurable à partir de ma position, en montrant l’accumulation de particules dans mes mailles d’un filet où les pois seraient traités comme autant de négatifs. […] C’est en pressentant cela que je puis me rendre compte de ce qu’est ma vie, qui est un pois. Ma vie, c’est-à-dire un point au milieu de ces millions de particules qui sont les pois. […] »
Parcours et luttes de mon âme
« Un jour, après avoir vu, sur la table, la nappe au motif de fleurettes rouges, j’ai porté mon regard vers le plafond. Là, partout, sur la surface de la vitre comme sur celle de la poutre, s’étendaient les formes des fleurettes rouges. Toute la pièce, tout mon corps, tout l’univers en seront pleins ; moi-même je m’acheminerai vers l’autoanéantissement, vers un retour, vers une réduction, dans l’absolu de l’espace et dans l’infini d’un temps éternel. […] Je fus saisie de stupeur. […] Peindre était la seule façon de me garder en vie, ou à l’inverse était une fièvre qui m’acculait moi-même. […] »
Et maintenant un art comme requiem
« […] L’image sur laquelle je travaille actuellement est celle de la mort […]. Dans notre société d’information devenue une société de violence, dans une culture homogénéisée, dans une nature polluée, dans cette imagerie d’enfer, le mystère de la vie a déjà rendu son souffle. La mort qui va nous accueillir s’est dépouillée de sa quiétude solennelle et nous avons perdu de vue la mort sereine. […] Jusqu’ici, ma propre révolution, faite pour continuer à vivre, se dirigeait vers la découverte de la mort. Je suis arrivée à un moment de mon parcours artistique où il faut que je crée un art pour le repos de mon âme, un art qui tiendra compte de ce que signifie la mort, de la beauté de ses couleurs et de ses espaces, de la tranquillité de ses pas, du ‹ Néant › qui vient après elle. »
Source : Texte de l’exposition « UN POIS, C’EST TOUT » au Centre Pompidou, 2010, par Chantel Béret
A childhood memory based the Yayoi Kusama legend and associates the beginning of her artistic life to an uncanny hallucination that emerged around the family table: the red flowers of the tablecloth multiply on the ceiling, the walls, the floor, on herself. Soul without a body, the artist makes her insufferable self-annihilation (Self-Obliteration) the challenge and the same quest for a radical and unusual work: sign up her body, inventing a clinch according to formal procedures always reinvented.
The exile in New York in 1958 release Kusama, painter, sculptor, performer, writer and singer. Across borders, it discards any link, except the memory of immense culture. Each sequence of her protean work is deeply marked and radical force gives rhythm to the exhibition. First engaging in the experience of monochrome, Kusama began large formats. On a cloudy and colored white, Infinity Nets have neither high nor low, neither right nor left, neither beginning nor end, neither sense nor illusory, but they are written in the manner of an unconscious and obsessive calligraphy. At the illusion of empty succeeds full provocation : she appropriates objects found on the streets of Manhattan, and bristles with phallus tissue. These accumulations, often associated with female domesticity, Kusama’s metamorphosis into « pop surrealism ». Treatment with masses and aggregates these sculptures rounded corners and generates forms spongy, amorphous and soft. 1966 is a pivotal year. Kusama designs her first environments where she introduces the mirror, inaugurating a work on this constantly thinking. Kusama’s Peep Show (1966) and Mirror Rooms (1965) are the matrix places spreading the first Dots [points] and mise en abyme of her own image, then Phalli’s Field (1965) where the first happenings are improvised.
Sexual liberation, violent critique of consumer society and politicization of art become the major issue in performance. This rebellion of the body is one of the most singular contributions of Kusama. For this emancipation, she participated in the quest for autonomy both physical, sexual and intellectual, combining feminism and performance. Returning to Tokyo in 1973 is in pain. Following a series of painful events, she chose to live in a mental institution, and there continued since then her hard work. If, since 1980, Kusama perseveres to design impressive environments (Dots Obsession, 1998) and sculptures, she recently began a new series of paintings. On often laid horizontally and square formats, she made daily with some automation amazing « rebus ». A truly hallucinatory proliferation shifting and floating platforms, always simplified, generates an endless emergence, the momentum carried away with the brush at the speed of chaos. Movement of the moving images and swarming meanders of his psyche.
Source : Text from the exhibition « UN POIS, C’EST TOUT » at Centre Pompidou, 2010, by Chantel Béret
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