INTERVIEW – RAISA KABIR, INTERDISCIPLINARY ARTIST AND WEAVER

La foire Asia Now ouvre sa neuvième édition cette semaine à Paris, du 20 au 22 octobre. Nous avons eu le plaisir d’interviewer Raisa Kabir, une artiste interdisciplinaire et tisseuse de Manchester qui participe à la résidence internationale Majhi Art Residency. L’artiste fera partie d’une exposition collective à Asia Now intitulée « Between Plant and Thread, Blue and Purple », organisée par la curatrice invitée Ricko Leung, dans le cadre des projets spéciaux de la foire.

Raisa Kabir étudie la politique du textile et ses implications géographiques, notamment en ce qui concerne les frontières, la migration, le travail et le corps. Avec une pratique fortement basée sur la recherche, nous avons eu l’opportunité de plonger dans le travail de l’artiste sur les archives, les héritages coloniaux et l’histoire du textile, donnant lieu à une conversation fructueuse et fertile.

Asia Now art fair is opening its ninth edition this week in Paris from the 20th to the 22nd of October. We had the pleasure of interviewing Raisa Kabir, an interdisciplinary artist and weaver from Manchester participating in the international Majhi Art Residency. The artist will be part of a group exhibition at Asia Now titled ‘Between Plant and Thread, Blue and Purple’ curated by guest curator Ricko Leung as part of the fair’s Special Projects.

Working with a heavy research-based practice, Raisa Kabir looks at the politics of textile and its geographical implications especially related to borders, migration, labour and the body. We had the opportunity to dive into the artist’s study of archives, colonial legacies and textile histories, resulting in a fruitful and fertile conversation.

By Amandine Vabre Chau – October 2023

Raisa Kabir ‘Build me a loom off of your back and your stomach’

ACA Project: J’ai d’abord voulu vous poser quelques questions générales sur la façon dont vous êtes arrivée là où vous êtes aujourd’hui. Quand et d’où vient votre intérêt pour le tissage ?

Raisa Kabir: Ma famille est originaire du Bangladesh et j’ai grandi à Manchester, au Royaume-Uni, et ma mère était assistante sociale. Il était très rare à l’époque, je pense, que les femmes travaillent. Elle travaillait dans des refuges pour femmes, où elle aidait les personnes souffrant de violences domestiques. Je pense qu’au fond, ma mère est une artiste, mais elle a toujours passé son temps, vous savez, à travailler pour les droits des migrant.e.s, pour les questions de justice sociale. À la maison, tout était rempli de textiles, de beaux textiles, que ma tante avait fabriqués ou qu’elle avait ramassés au Bangladesh. Elle utilisait la maison comme une toile. Ma tante brodait et crochetait toutes ces choses.

Je m’intéressais à l’architecture, que je voulais étudier à l’origine. Je pense toujours que c’est très pertinent pour la façon dont ma pratique envisage l’espace et comment les structures architecturales sont très liées au tissage. Mais je n’avais pas vraiment réalisé que je pouvais utiliser les textiles comme moyen ou support pour poser des questions plus profondes sur notre société, la migration, la diaspora, la partition, les vestiges du colonialisme… Je ne m’étais donc jamais vraiment penchée sur le tissage.

Mais j’étais très intéressée par les textiles sculpturaux, comme la broderie, le quilting, l’impression, la teinture – toutes sortes de choses. Ce n’est que lors de mes études de design textile que j’ai découvert le tissage. J’en avais vu dans des musées, aussi quelques œuvres d’art textile à la Whitworth Gallery de Manchester, et en voyant ces artistes qui utilisaient cette technique sous des cadres politiques liés au genre, à la classe ou à la migration, je me suis dit: « Oh, on peut faire du textile un art », je n’y avais jamais pensé. Puis, lorsque j’ai commencé à tisser, je me suis rendue compte qu’il s’agissait d’une forme de fabrication très ancienne. Elle est présente dans toutes les cultures humaines. C’est une pratique qui vous relie à une lignée de fabricant.e.s et de producteur.ice.s. En outre, les textiles sont une question de survie. C’est en quelque sorte ce qui fait de nous des êtres humains. Nous avons donc tous.tes besoin de textiles pour survivre, pour nous abriter, pour nous vêtir, mais aussi pour nos intérieurs domestiques. Et l’ingénierie : le tissage est à l’origine de nos premières structures. Nos premières maisons étaient des structures tissées en bambou ou en feuilles de palmier. C’est notre premier type d’architecture. Je considère également le tissage comme un moyen de réfléchir à la manière dont nous créons, fabriquons et refaisons nos mondes. Non seulement dans la sphère domestique, mais aussi dans l’ensemble de nos relations internationales et, fondamentalement, depuis la nuit des temps.

ACA Project: I first wanted to ask you some general questions about how you came to where you are now. When and where did your interest in weaving come from?

Raisa Kabir: My family is from Bangladesh and I grew up in Manchester in the UK. My mum was a social worker, it was very rare at the time, I think, for women to be working. She worked for a women’s refuge, supporting people suffering from domestic violence. I think at heart my mother is an artist, but she’s always spent her time, you know, working for migrant rights, for social justice issues. At home, the house was always filled with textiles, beautiful textiles, that my aunt had made or things she collected from Bangladesh. She just used the house like a canvas. And my aunt was an embroiderer, and she crocheted all of these things.

I had an interest in architecture, which I was originally going to study. I still think it is very relevant to the way my practice looks at space and how architectural structures are very related to weaving. But I didn’t really realise that I could use textiles as a way or medium to ask these deeper questions around our society, migration, diaspora, partition, the remnants of colonialism… So I never really looked at weaving. But I was very into sculptural textiles, the likes of embroidery, quilting, printing, dyeing- all kinds of things. It wasn’t until I did my textile design degree that I first encountered weaving. I’d seen weaving in museums and textile artworks at the Whitworth Gallery in Manchester, and I saw these amazing textile artists that were using political frameworks to do with gender, class or migration. And I thought ‘Oh, you can make textile as art’, I didn’t realise that. And then once I started weaving, I became very connected to the fact that this is a very ancient form of making. It’s present in all human cultures. It is a practice that connects you to a lineage of makers and producers. Also, textiles are about survival. It is kind of what makes us human. We all need it for survival, shelter, clothing, but also for domestic interiors. It’s also about engineering. Weaving are our first structures, our first houses were woven pieces that were made out of bamboo or palm leaves. They’re our first kind of architecture. I also relate textile weaving as a way to think about how we create and make, and remake, our worlds. Not only just within the domestic sphere, but with our entire way of relating to each other internationally, and also -fundamentally- from the very beginning of time.

Raisa Kabir ‘House Made of Tin (A socially distanced weaving performance)’ 2020 – Film still

J’adore votre réponse, je vous trouve très poétique. C’est pourquoi j’attendais cet entretien avec impatience ! En ce qui concerne le tissage et le textile, même en parlant de vêtements et de structures, c’est quelque chose qui peut nous protéger ou créer des frontières entre nous et le monde qui nous entoure. Cela dépend de la manière dont on l’utilise. Il semble que la manière dont vous utilisez le textile s’apparente à un réseau. Je me souviens avoir vu votre œuvre « House of Tin » à la Whitechapel Gallery, où un réseau physique, se formait littérallement entre les différent.e.s participant.e.s à une de vos performances en collaboration. C’était absolument magnifique.

Oh, merci beaucoup. Je pense que c’est la raison pour laquelle je me qualifie parfois de tisseuse qui ne tisse pas de manière très conventionnelle. Je me préoccupe beaucoup de la qualité structurelle, comme vous l’avez dit, des réseaux que je crée. Il s’agit de la tension que nous entretenons les un.e.s avec les autres, de nos liens entre chaque culture, chaque personne, chaque type d’histoire, de la manière dont nous sommes lié.e.s les un.e.s aux autres et de la manière dont nous sommes connecté.e.s les un.e.s aux autres. Et je m’intéresse au tissage en tant que molécule qui remonte aux origines du temps. Si vous vous référez à Donna Haraway, elle parle de la théorie des cordes, du fait qu’au tout début, il y avait une multitude de cordes. Et lorsque ces cordes s’entrelacent, elles créent de nouvelles choses. Ainsi, au tout début de toute chose, il y a une sorte de tissage, d’entrelacement, de réseau interrelationnel qui se produit. Et, comme vous l’avez dit, « House made of Tin » était cette manifestation physique et cette visualisation de la manière dont, en tant que systèmes, humains – et aussi non-humains -, nous sommes tous interconnecté.e.s les un.e.s avec les autres. Et il y a ces tensions, ces lignes de tension. Il y a aussi des fils psychiques qui nous relient les un.e.s aux autres, aux personnes. Une grande partie de mon travail y fait référence. Ce lien diasporique avec des lieux et des terres très éloignés, avec lesquels vous êtes émotionnellement et psychiquement en phase. Mais il n’y a pas de mots pour cela. Et il n’y a pas, vous savez, peut-être pas de temps physique. Peut-être ne pouvons-nous pas y revenir. C’est pourquoi les textiles sont si puissants, parce qu’ils contiennent tant de connaissances, d’histoires, d’héritages. Je dis toujours que les textiles sont le medium de prédilection des populations déplacées. Car lorsque vous devez partir, que prenez-vous ? Peut-être vos couvertures et textiles pour y envelopper les choses que vous devez prendre à l’intérieur. Il y a là un fil conducteur. Mon travail porte sur les personnes qui ont dû partir et je parle plus particulièrement de la partition de l’Asie du Sud (entre le Pakistan, l’Inde et le Bangladesh, ndlr) et de la migration vers l’Occident. Je fais également référence aux frontières de cette partition, au Pendjab, au Cachemire et au Bangladesh; Sylhet et les frontières du sud-est. À ces régions, ces frontières; comme vous l’avez dit, les textiles sont des tunnels, des connexions. Vous pouvez l’utiliser comme un moyen d’explorer les multiples facettes de sujets.

I love your response, I find you to be a very poetic person. Which is why I was looking forward to this interview ! On weaving and textile -even talking about clothes and structures- it’s something that can protect or create borders. It depends on how you use it. It seems the manner in which you use textile is similar to a network. I remember seeing your piece ‘House of Tin’ at the Whitechapel Gallery; where a literal, physical, network was being formed between various participants in a collaborative performance of yours. That was absolutely beautiful.

Oh, thank you so much. And I guess this is why I sometimes call myself a weaver that doesn’t really weave very conventionally. I’m very much concerned with the structural quality, as you said, the networks, that I create. It’s the tension that we have with each other; our links between each culture, each person, each kind of history; how we relate to each other and how we’re connected to each other. I’m interested in weaving as the molecule of the very beginning of time. If you reference Donna Haraway, she talks about string theory, about how at the beginning of everything there were lots of strings. And when these strings interlace together, they create new things. So at the very beginning of everything, there is a kind of weaving, an interlacing, an interrelational network that is happening. As you say, ‘House made of Tin’ was this physical manifestation and visualisation of how as systems, humans -also non-humans-, are all interconnected with each other. And there are these tensions, these lines of tension as well as psychic threads that hold us together. A lot of my work references that. This diasporic connection to places and lands that are very far away, that you are emotionally and psychically attuned to. But there are no words for that, and there is perhaps no physical time, maybe we cannot return. This is why textiles are so powerful, because they are the containers of so much knowledge, history, heritage, family and home. I always say that textiles are the artwork of displaced people. Because when you have to leave, what do you take? Maybe your blankets and your textiles to wrap what you need inside them. There is a thread there. My work is about people who have had to leave. Specifically about partition in South Asia and migration to the West, with references to partition borders in Punjab, Kashmir, Bangladesh ; Sylhet and the South east Borderlands. All these areas, these borders- as you said: textiles are connectors. You can use it as a medium to explore all sides of these topics.

Raisa Kabir – ‘The art and language of weaving resistance’ 2021

Parlons un peu plus d’espace peut-être puisque nous discutons également de frontières et de connexions. Je pensais plus particulièrement à votre œuvre ‘The art and language of weaving resistance’

Oui, cette pièce traite des archives textiles. Je considère le tissage et les œuvres textiles comme des héritages de régions et d’espaces géographiques spécifiques. Il y a un phénomène autour de la façon dont les motifs sont revendiqués par les nations. Par exemple, le Jamdani est un type de tissage historique utilisant une mousseline de coton très fine qui a conquis les palais moghols, mais il date d’avant le règne et a des racines Perse. On y trouve également des motifs géométriques très distincts qui trouvent leurs origines dans les arts décoratifs islamiques, mais c’est tissé au Bengale, en Inde, et au Bangladesh. Avant que cette région de l’Asie du Sud ne soit divisée, le tissage susmentionné était pratiqué dans toute la zone environnante. Avec la partition, on se retrouve soudainement avec la mousseline de Dhaka et le Jamdani, ce dernier avec une identité très bangladaise. En même temps, ces tissus sont également tissés de l’autre côté de la frontière, en Bangladesh de l’Ouest. En effet, les textiles ne se brisent pas soudainement lorsque vous érigez une frontière, tout comme les individus ne se brisent pas soudainement lorsque vous établissez une frontière. Les langues s’entrecroisent et il en va de même pour les héritages textiles. Ces motifs sont vieux de plusieurs siècles et se sont déplacés avant même que ces frontières n’existent. Il y a beaucoup à dire sur la façon dont les textiles sont liés aux idées d’État-nation et qui s’est vu refuser leur légitimité.

C’est également intéressant lorsqu’on pense au Paisley, en Écosse. Les métiers à tisser Jacquard (ou machine Jacquard) sont des machines industrielles qui ont été créées pour imiter le tissage à la main, et le très beau travail manuel, du tissage Kani qui est originaire du Cachemire. Cette machine a été utilisée pour copier les motifs du Buta. Ensuite, ce motif devient la propriété de cette autre industrie (Écossaise) qui est complètement dévoyée et éloignée des origines du tissu indigène, de ses techniques, de ses femmes travailleuses, et de sa terre. Lorsque vous supplantez ces motifs dans cette autre région – où ils sont imités – ils deviennent une chose autre, hautement manufacturée et produite en masse. C’est ce que nous appelons le Paisley. Je parle de cette double propriété et je la conteste, parce qu’elle n’est pas juste lorsqu’elle efface ces liens indigènes.

Après la partition, il était possible d’aller au Royaume-Uni où il y avait une pénurie de main-d’œuvre après la Seconde Guerre mondiale. Ils ont alors fait appel à leur empire, à leurs colonies. C’est ainsi que ces régions – en particulier celles d’où proviennent ces techniques textiles – ont vu leurs habitant.e.s venir travailler dans ces usines en Angleterre. Il faut ensuite tenir compte de la Compagnie Britannique des Indes Orientales. Elle passe de l’acheminement du coton brut vers le Royaume-Uni (triage, cardage, traitement industriel, tissage sur ses machines industrielles, puis exportation) à l’utilisation d’Africain.e.s réduits en esclavage, forcé.e.s de travailler dans les plantations des Amériques (notamment au sud des États-Unis, au Brésil et aux Caraïbes). Ce coton, cueilli par des esclavagisé.e.s, est ensuite envoyé à Manchester, Preston, Bolton et dans toutes ces villes industrielles du Nord, d’où je suis originaire. Il est ensuite filé et tissé par la classe ouvrière du Nord. Puis, réexporté pour acheter d’autres esclavagisé.e.s, pour échanger des épices, de l’indigo et pour être revendu en Inde.  C’est donc toute une histoire de diaspora qui s’est déroulée au cours des 50 à 60 dernières années, avec l’arrivée de ces personnes dans le nord à Rochdale, Blackburn, Preston, Oldham, Burnley, Bradford.

Pour revenir à la pièce « The art and language of weaving resistance » que vous mentionnez, il s’agit d’archives textiles et la question de savoir qui obtient les connaissances, qui revendique certaines régions et certaines techniques. J’ai effectué une résidence à Blackburn, dans le Lancashire, où vit une importante communauté sud-asiatique. J’ai examiné ces archives au Harris Museum de Preston, où se trouvent les volumes de John Forbes Watson, un ensemble de 18 ouvrages d’échantillons de tissus intitulé Textile Manufactures of India, tous rassemblés par Watson en 1866. Il avait été nommé directeur du musée des Indes par la Compagnie Britannique des Indes orientales. Ces livres sont essentiellement des plaquettes de commerce où ils ont pris des textiles de toutes les régions de l’Inde et les ont utilisés comme modèle pour copier ces dessins qui, à leur tour, ont été intégrés dans les écoles de design britanniques et dans la culture britannique. Ces livres étaient envoyés à tous les centres de production textile anglais. Je n’avais jamais vu un livre anglophone de 1866 mentionnant Sylhet, d’où sont originaires de nombreux Bangladais du Lancashire, et je me suis dit… Je ne pense pas que les gens sachent que ces archives représentent leur langue et leur patrimoine, avec leurs œuvres d’art textiles dans ce musée. Les textiles contenus dans ces livres ont également été découpés en petits carrés, un peu charcutés comme une partition, vous voyez ? Ce travail porte donc sur le tissu non découpé, sur la façon dont ces textiles sont devenus des archives. Ils deviennent des talismans. Je ne dirais pas des portails ou passerelles… mais peut-être ? Ils témoignent d’une époque, d’un lieu, d’un espace. Ils ont également voyagé tout autant que l’histoire des personnes qui ont voyagé entre ces régions. La pièce fait référence à de nombreuses couleurs et bordures, ainsi qu’aux saris de ma mère. Le texte qui y est tissé est le titre, la phrase : ‘the art and language of weaving resistance’ en bangla, c’est encodé dans le tissu. Il s’agit d’un témoignage intact, non coupé, sur ces multiples géographies entre lesquelles on se déplace, mais c’est aussi sur les histoires matérielles qui y bougent à l’intérieur et qui sont liées aux personnes, aux lieux et aux langages.

Raisa Kabir – ‘The art and language of weaving resistance’ 2021
Raisa Kabir – Resistances – British Textile Biennial Exhibition detail 2021

Let us talk about space a little bit more maybe since we are also discussing borders and connection. I was thinking about your piece ‘The art and language of weaving resistance’.

Yes. This piece is about textile archives. I also see weaving and textile artworks as the heritage of specific geographical regions and spaces. There’s a phenomenon around how patterns are claimed by nations. For example, Jamdani is a historical type of weaving using very fine muslin cotton that won over the Mughal courts, but it dates back to even before Mughal Dhaka and has roots in Persia. You also have these very distinct geometrical designs that are rooted in Islamic decorative arts while woven in Bengal, in India, and in Bangladesh. Before this region was divided, aforementioned weaving happened in the whole surrounding area. With partition, you suddenly have Dhaka muslin and Jamdani, the latter being of a very Bangladeshi identity. At the same time they are also woven on the other side of the partition in West Bengal. Because textiles don’t suddenly break when you make a border, just as people don’t suddenly break when you make a border. You have these intertwined languages, and it’s the same with the intertwined textile heritages. Those patterns are centuries old and have moved before these borders even existed. There’s a lot to be said about how textiles become bound up with ideas of nation-states and nationhood, and who has been denied legitimacy.

And this is also interesting when thinking of Paisley in Scotland. The Jacquard looms are industrial machine-looms that were created to imitate hand-weaving and the very beautiful hand-work of Kani weaving originating from Kashmir. This machine became used to copy the designs of the Buta. Then this pattern becomes owned by this other industry that is completely devoided and broken away from the origins of the indigenous cloth and its techniques, its women workers, its land. When you supplant these designs in this different region -where it’s imitated- it becomes this other thing, highly manufactured and mass produced. It’s what we call Paisley. I talk about that double ownership and I dispute it, because it’s not right when it erases those indigenous connections.

After partition there was an option to go to the UK where there was a shortage of labour after the Second World War. They needed people and called out to their empire, their colonies. So you get these areas- specifically where these textile techniques come from- that are particularly affected by the borders created, whose people ended up coming to work in these UK factories. Then factor in the East India Company. They shift from taking raw cotton to the UK (sorting it, carding it, industrially processing it, weaving it, then exporting it back) to using enslaved Africans, forced to work in plantations in the Americas (we’re thinking the American South, Brazil, and also the Caribbean). This cotton, being picked through enslaved labour, is then being sent to Manchester, Preston, Bolton and all of these northern mill towns, where I’m from. Then it’s being spun and woven by working class people in the north. Afterwards, it’s exported again to buy more enslaved people, to trade for spices, for indigo, as well as to sell back to India. You therefore have this whole history of diaspora the last 50 to 60 years of people coming to the north of the UK to Rochdale, Blackburn, Preston, Oldham, Burnley, Bradford; all these textile mills where people from South Asia, from these partition lines, were going to.

To go back to the piece ‘The art and language of weaving resistance’ that you mention, it is about textile archives and who gets knowledge over claiming certain regions and certain techniques. I did a residency in Blackburn, Lancashire, where there’s a big South Asian community. I was looking at these archives in the Harris Museum, in Preston, where they have the John Forbes Watson volumes. It’s an 18 volume set of fabric sample books titled Textile Manufactures of India, all assembled by Watson in 1866. He was also appointed director of the India Museum by the East India Company. These books are basically trade booklets where they take textiles from every single region in India, then use them as a template to copy these designs which in turn become integrated into British design schools and British culture. These were sent to all these centres of British textile manufacturing towns. I’d never seen an English book from 1866 mentioning Sylhet, where a lot of Bangladeshis in Lancashire come from – And I thought… I don’t think people know that these archives are of their language and their heritage with their textile artwork in this museum. The textiles in these books were also cut up into small squares, kind of butchered like a partition, you know? So that work is about the uncut cloth, about how these textiles became archives. They become these talismans. I wouldn’t say portals, but maybe? They are a record of a time and place, of a space. And they’ve also travelled just as much as the histories of people who travelled between these regions. The piece references a lot of the colours and borders, also my mother’s saris. And the text that’s woven in, is the title ‘the art and language of weaving resistance’ in Bangla, it’s encoded in the cloth. It’s this uncut record about these multiple geographies that you move between, but also about the material histories that move within and relate to people, place and language.

Raisa Kabir ‘Build me a loom off of your back and your stomach’ – Courtesy of the artist

Merci beaucoup pour votre réponse, qui m’a beaucoup éclairée. Le mot « portail » ou « passages » a vraiment attiré mon attention. Il semble que vous évoquez des archives, traces et témoignages temporels. Le tissu et le coton, tous ces matériaux qui se déplacent – et sont déplacés – d’un bout à l’autre du monde et inversement. Je trouve qu’il y a une discussion sur la liminalité dans votre travail qui découle de cela. Il y a des espaces intermédiaires, des espaces de connexion ou même des espaces tierces. Pour moi, il semble que le tissu soit un intermédiaire, voire un espace en lui-même. C’est pourquoi le terme « portail » me semble tout à fait approprié. On a l’impression que vous activez des histoires et des lieux en même temps.

J’avais une question à propos de votre œuvre « Build me a loom from your back and stomach ». Je m’intéresse à la manière dont vous utilisez votre corps et la machine en même temps. L’un interagit avec l’autre, ils sont connectés et presque sur le même pied. Je ne peux m’empêcher de penser à des associations possibles telles que : le corps équivaut-il à la machine ? Ou peut-être, mieux formulé, le corps se rapporte-t-il, ou se rapproche-t-il, à la machine en tant que site de production ?

Merci pour votre question. Cette pièce faisait partie de l’exposition Beyond Borders qui présentait des artistes textiles de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh. Elle me montrait en train de danser avec le métier à tisser (ou machine à tisser ndlr). Pour moi, il s’agissait de danse et de diaspora. Le métier à tisser est également une métaphore de la machine et de l’exploitation des corps en tant que machines car nos corps n’en sont pas. J’ai une autre performance où je construis un métier à tisser dans une performance de 10 heures intitulée ‘The body is a site of production: resist, resist, resist’. La performance consiste à marteler le métier à tisser, à le fabriquer, à travailler à l’intérieur de l’appareil, puis à tisser avec lui.

Je dirais que ce travail est aussi une réflexion sur le handicap et sur ce que cela signifie d’être une artiste handicapée. Mais aussi ce que signifie être quelqu’un qui résiste aux idées de production et productivité sans fin. Que se passe-t-il si nous n’entrons pas dans le système de production tel que la société capitaliste nous l’impose ? Nous devons travailler pour survivre et satisfaire nos besoins les plus élémentaires alors que se passe-t-il lorsque l’on est handicapé.e et que l’on ne peut pas travailler de la manière dont on est contraint.e.s de le faire ? Ces questions sont également liées à la manière dont le corps du/le.a travailleur.euse artisan.e est valorisé en Asie du Sud, au Viêt Nam, au Bangladesh, en Chine, à Taïwan, par rapport à l’Europe ou à l’Amérique. Comment nous valorisons l’artisanat en tant qu’élément corporel. Les textiles sont du corps, ils appartiennent à la terre et à la personne, surtout lorsque nous fabriquons des textiles à la main. C’est une question d’énergie, de mouvement et de rythme. Lorsque je danse avec le métier à tisser, c’est lier cette production au corps.

Lorsque nous regardons ces textiles dans ces musées, nous voyons de beaux objets, mais nous ne voyons pas le travail derrière ni la personne qui a dû les fabriquer. Iels ne sont pas nommé.e.s, iels ne sont pas crédité.e.s. Leurs dossiers n’ont jamais été conservés. On ne voit plus vraiment de tissage ou de broderie de cette qualité alors nous fétichisons cela, mais nous ne mettons jamais le corps au centre de la discussion. C’est là que mon travail oscille entre beauté et violence, ou beauté et lourdeur.  On voit ce superbe tissu, mais on ne voit pas la personne qui a dû le fabriquer. Cela devient une métaphore de la main-d’œuvre invisibilisée et mondialisée qui finance, fait tourner et baratte la machine de la consommation pour le reste du monde.

Raisa Kabir ‘The Body is a site of production… resist resist resist!’ Tetley weaving performance 2017 – Courtesy of the artist

Thank you so much for your response, it’s very enlightening. The word ‘portal’ caught my attention, it appears as if you’re talking about records of time. Fabric and cotton, all these materials moving –and being moved- across the world and back. I find that there is a discussion with liminality in your work that’s translated from this. There are in-between spaces, connecting spaces or even third spaces. To me, fabric seems like an intermediary, even a space in itself in your art. Hence the relevance of ‘portal’. It feels like you’re activating histories and places all at once!

I had a question about your work ‘Build me a loom off of your back and stomach’. I’m interested in how you use both your body and the machine at the same time. One interacting with the other, connected and almost on the same footing. I can’t help but think of possible associations such as: does the body equate the machine? Or perhaps, better phrased, does the body relate to the machine as a production site ?

Thank you for your question. This piece was part of the Beyond Borders exhibition which was showing textile artists from India, Pakistan, Bangladesh. It showed me dancing with the loom. For me it was about dance and diaspora. Also, this loom being a metaphor for the machine and for the exploitation of bodies as machines; because our bodies are not machines. I have another performance where I build a loom in a 10 hour performance titled ‘The body is a site of production: resist, resist, resist’. The performance is me hammering the loom together, making the loom, working in the loom and then weaving with it.

I would say this work is also me looking at disability and what it means to be a disabled artist. But also what does it mean to be anyone who is resisting the ideas of endless production? What if we don’t fit into the system of being productive in the way that capitalist society requires us to be? We have to work in order to survive and meet our very basic needs so what happens when you’re disabled and can’t work in the way that you’re being forced to? And these questions are also layered with how the body of the craft labourer is valued when it’s in South Asia or Vietnam, Bangladesh, China, Taiwan, compared to when it is in Europe or America. How we value craft itself as something that is of the body. Textiles are of the body, they are of the land, and they are of the person. Especially when we make textiles by hand. It’s of your energy, your movement and your rhythm. Me dancing with the loom, it’s linking this production with the body.

When we look at beautiful textiles in the museum, we see these beautiful objects. We don’t see the labour. We don’t see the person that had to make them. They don’t get named or credited, and their records were never kept. We also don’t really see weaving or embroidery that’s done to that standard anymore so we fetishise that while never bringing the body into place. This is where my work shifts between beauty and violence, or beauty and heaviness. It becomes a metaphor for the invisiblised, globalised labour that is funding and running and churning the machine of consumption for the rest of the world.

Raisa Kabir ‘Gather your spools, let your hair down for me. Gently. Here. Undo’ – Video Performance Film Still

À propos de “Gather your spools, let your hair down for me. Gently. Here. Undo”, qui est à la fois une installation et une vidéo si je ne me trompe, nous vous voyons d’abord debout au milieu d’un champ puis assise, en train de tisser. Les fils sont tout autour de vous et soudainement nous croisons votre regard lorsque vous levez les yeux vers la caméra, vous la fixez. Cela m’a amené à questionner à la place du public dans votre travail. Le considérez vous comme un complice, un voyeur, un partenaire, un témoin ? Quelqu’un avec qui vous discutez ? Je me pose surtout la question en pensant à « Build me a loom from your back and your stomach » où vous dansez dans un lieu institutionnel. Je pense alors au regard, réciproque ou non, des gens qui sont témoins de votre travail.

Tout à fait. J’ai beaucoup de performances, dont certaines enregistrées d’autres photographiées. La performance « Gather your spools […] » a été filmée et conçue comme film. Mes regards étaient très intentionnels. Parfois, lorsque je fais une performance, je ne prends pas du tout compte du public. À d’autres moments, je n’ai même pas besoin que quelqu’un me voie. Parfois on a besoin d’une performance, parfois on a besoin d’un public. Ma pièce « You and I are more alike », qui est l’une de mes préférées, a été réalisée avec différents types de spectateur.ice.s et un métier à tisser fut construit entre deux personnes. Cette oeuvre aborde l’idée d’un traumatisme partagé, hérité dans le temps et dans l’espace, et la solidarité entre ces luttes menées à travers le monde pour l’émancipation ; elle s’intéresse également aux femmes de couleur queers. Pour ce qui est de « Build me a loom from your back and stomach », les performances sont parfois un moyen de guérison pour moi. Je n’ai pas nécessairement besoin d’un public, j’ai juste besoin de le faire. C’est un moyen de guérir par le biais d’une recherche ou d’une histoire, souvent liée à des parties de ma propre histoire ou de mon corps, mais aussi connecté à ce monde plus large et aux autres.

Pour en revenir à « Gather your spools », il s’agissait spécifiquement des textiles Paisley et Kashmiri. Et je pense que vis à vis du public dans cette performance -comme vous avez mentionné le mot « complice »- il s’agissait d’une invitation à se demander « comment voyez-vous le.la travailleur.euse artisanal.e » ? Y a-t-il un romantisme ? Comment se distancier du produit que quelqu’un fabrique ? Et puis cette idée de ce qu’est leur travail, ou de qui iels sont. La performance présente cette sorte de factice de cette personne qui pourrait se trouver en Asie du Sud, mais qui se trouve en fait dans un champ à Londres. Il s’agit des pastiches qui se produisent lorsque nous pensons à l’artisanat et au tissage d’Asie du Sud, cela devient une masse enchevêtrée qui n’est pas suffisamment interrogée par ce – comme vous le dites – complice, qui est le public, qui est peut-être l’autre côté de cette histoire, cette sorte de consommateur peut-être.

« Build me a loom off of you back and stomach » se déroulait à l’intérieur de l’institution effectivement et il y avait un public lorsque je me suis produite. J’ai d’abord dansé avec le métier à tisser, puis j’en ai créé un entre la plante de mes pieds. C’était une scène très lente et intime. Tout le monde était très loin de moi, trop effrayé pour se rapprocher. Je me suis donc assise et je les ai invité.e.s à s’approcher, à être avec moi, à faire partie de cette expérience. Iels se sont alors rassemblé.e.s autour de moi et j’ai littéralement cousu la plante de mes pieds avec une aiguille et j’ai tiré la peau, maintenant la tension en tirant les fils – la peau pouvait se déchirer, elle pouvait saigner — il y avait cette tension dans la pièce, tout le monde la maintenait ensemble. De cette manière, les gens étaient avec moi. Je devais les encourager à venir et à être mon témoin. Une grande partie de mon travail met en scène mon corps pour le rendre visible, pour rendre le travail visible. Je constate souvent que mes œuvres textiles ont besoin d’une sorte d’activation, d’une exécution qui fait référence à ces histoires violentes qui ont besoin d’être incarnées, d’être exécutées et, d’une certaine manière, oui, d’être témoignées, alors qu’à d’autres moments, je n’ai besoin que d’être là pour moi-même.

Raisa Kabir ‘Gather your spools, let your hair down for me. Gently. Here. Undo’ Installation at the Liverpool Biennal for her survey show titled ‘Utterances: Our vessels for the stories unspoken. Subaqueous violence. Sea. Ocean…’ (2016-present) – Courtesy of the artist

Regarding “Gather your spools, let your hair down for me. Gently. Here. Undo”, which is both an installation and a video if I am not mistaken, we can see you standing in the middle of a field then seated and weaving. Threads are all around, then we suddenly meet your gaze when you look up at the camera, staring. This led me to question the position you grant the audience in your work. Whether you consider them an accomplice, a voyeur, a partner, a witness, or someone you’re in conversation with. Especially when I think back to ‘Build me a loom off of your back and your stomach’ where you’re in an institutional place compared to a field. I’m thinking about the gaze, reciprocal or not, of people witnessing you work.

Definitely. I have a lot of performance pieces, some of them recorded with videos, some with photographs. ‘Gather your spools […]’ was filmed as a performance. The looks were very intentional. Sometimes when I perform I don’t acknowledge the audience at all, at times I don’t even need anyone to see me. Sometimes you need a performance, sometimes you need an audience. My piece ‘You and I are more alike’, which is one of my favourites, was done with different kinds of publics and a loom was built between two people. It’s about this idea of shared, inherited, trauma over time and space, and the solidarity between struggles across the world for emancipation; while also looking specifically at queer women of colour. With ‘Build me a loom off of your back and stomach’- sometimes performances are a way of healing for me. I don’t necessarily need an audience, I might just need to do it. It’s a way to heal through some research or history, often related to parts of my own history or body, but also connected to this wider world and others.

Going back to ‘Gather your spools’, it was specifically about Paisley and Kashmiri woven textiles. Regarding the audience -since you mentioned the word ‘accomplice’- I think with that performance it was an invitation to ask people ‘how do you view the craft labourer?’. Is there this romanticisation? How do you distance yourself from the product that someone makes? And then this idea of what their labour is, or who they are. The performance obviously makes this kind of fake romanticisation of this person that could be in South Asia, but is in fact in a field in London. It’s about the pastiches that happen when we think about South Asian craft and weaving, it becomes this tangled mass that isn’t interrogated enough by this- as you say- accomplice, who is the audience, who is maybe the other side of this history, this sort of consumer perhaps.

‘Build me a loom off of you back and stomach’ was inside the institution and there was an audience when I was performing. I first danced with the loom then created one between my feet. It was this very slow, intimate, setting. Everyone was very far away from me, too scared to come in. So I sat down and I invited them to come closer, to be in this with me, to be part of this. They then gathered around as I was stitching the soles of my feet with a needle, pricking the skin, holding the tension by pulling the threads- it could tear, it could bleed– there was this pressure in the room, and everyone was holding it together. I had to encourage them to come and be my witness. A lot of my work places my body to make it visible, make the labour visible. I often find that with my textile works, they need some kind of activation, some performing that references these violent histories which need to be embodied. And yes, at times need to be witnessed while at others, I only need to be there for myself.

Raisa Kabir ‘Build me a loom off of your back and your stomach’

En poursuivant sur cette lancée, et en pensant à « Build me a loom […] » et ce tissage entre vos pieds, mais aussi à « Gather your spools […] » où cette fois-ci il est entrelacé avec vos cheveux – Je me demande si vous considérez votre pratique comme une prolongation de vous-même ou de votre corps ? Considérez-vous votre corps comme une passerelle ?

Je pense que j’utilise mon corps comme un portail pour créer des ponts de solidarité entre moi et les luttes historiques auxquelles je fais référence. Je ne suis ni Cachemiri ni Pendjabi, mais je peux utiliser mon corps comme repère géographique sur une carte ou dans une œuvre. Après tout, il s’agit bien de moi et de mon corps que j’utilise comme matériau pour me connecter à la recherche que je fais. J’ai constaté qu’après plusieurs années d’activité, il est plus difficile de faire ce genre de travail parce qu’il exige beaucoup de vous. Je ne sais donc pas combien de temps je pourrai encore tenir.

Continuing on that and thinking about ‘Build me a loom[…]’ with the stitching between your feet, but also ‘Gather your spools [..]’ where your weaving is intertwined with your hair – Would you consider your practice to be a prolongation of yourself or your body? Or maybe consider your body as a portal?

I think I use my body as a portal to create the bridges of solidarity between myself and the struggles in history that I’m referencing. I’m not Kashmiri or Punjabi but I can use my body as a doorway to pinpoint subjects in the map or in the work. After all, it is me, my body, and I am doing that work using it as this material to connect with the research that I’m making. I found that after a few years of this now, it is harder to do just because it takes so much out of you. So I’m not sure how much longer I can sustain this.

Désolée de vous interrompre, mais lorsque vous dites « difficile », voulez-vous dire physiquement ou mentalement? Peut-être les deux ?

Je pense physiquement. Mentalement, oui. Mais surtout physiquement. J’ai trouvé des moyens d’y parvenir pourtant. J’essaie de filmer plus longtemps, de faire des mouvements plus légers, plutôt que des choses très courtes et intenses, qui sont très épuisantes. J’ai récemment réalisé une performance intitulée « House Full of Water ». Nous avons construit une sculpture d’un bateau avec une structure en bamboo à Fort Aguada, à Goa. Je recueillais l’eau de mer, je l’amenais jusqu’à la forteresse -une prison coloniale du XVIIe siècle- et je grimpais une fragile échelle pour verser l’eau dans ces seaux indiens attachés à une poulie, avec une pierre et des crochets à riz. Soudainement, l’eau tombe et remplit le bateau, provoquant une inondation inversée venant de l’intérieur. J’ai répété l’opération encore et encore, avec de l’eau douce puis de l’eau de mer. J’ai également construit un métier à tisser entre les barreaux des cellules de prison. J’utilise beaucoup de matériaux de la traite, comme l’indigo ou le jutes, qui passaient par Fort Aguada. C’était un endroit où la flotte coloniale portugaise se réapprovisionnait en eau douce pour les six mois suivants; avant de repartir vers l’Europe. C’était un endroit très stratégique. Mon corps devient donc un acteur, mais aussi une sorte de portail incarné. C’est une transplantation, qui rend le corps présent et visible, viscéral par rapport à l’œuvre.

So sorry to cut you off but when you say difficult, do you mean physically or mentally? Maybe both?

I think physically. Mentally, yes. But more physically. And I have found ways to do that. I try to film for a longer time, smaller movements rather than things that are very short and intense, those are very draining. A recent performance I did was called ‘House Full of Water’. We built a boat sculpture with a bamboo structure in Fort Aguada in Goa. I would collect sea water then bring it up to the forteress, a colonial 17th century prison, and climb a precarious ladder to pour water from above into these Indian water pots attached to a pulley, with a stone and some rice hooks. Suddenly the water would drop and then fill the boat making this inside out flooding. I would just keep on repeating it again and again with fresh water then sea water. I also built a loom between the bars of the prison cells. I’m using a lot of the trading materials like indigo or jutes that were coming through Fort Aguada. It was a place where the Portuguese colonial fleet would restock their fresh water for the next six months, then go back to Europe. It was a very strategic place. So my body becomes an actor, but also an embodied portal. It’s transplanting, making the body present and visible, visceral in connection to the work.

Raisa Kabir – Resistances – The Art and Language of Weaving resistance woven detail 2021 – Courtesy of the artist

Je voulais également vous poser quelques questions sur vos recherches. Pour en revenir à ‘The art and language of weaving resistance’, par exemple, cela découle de deux années d’études autour de, et sur, la série de livres intitulés ‘Textile manufacturers of India’ que vous avez mentionnés précédement. Chaque fois que je vous entends parler, je trouve incroyable la quantité de connaissances que vous avez accumulées. Je me demandais si vous pouviez nous en dire un peu plus sur la manière dont vous commencez vos recherches, et si vous pensez avoir une pratique basée sur la recherche ?

Oui, c’est sans aucun doute un travail de recherche très poussé, au point où je crains que l’idée ne se perde au fur et à mesure que j’avance. C’est l’aboutissement d’années de séminaires, de visites et de rencontres. Une grande partie des connaissances m’a été partagée, et je remercie les tisserand.e.s avec qui j’ai travaillé au Mexique et au Bangladesh, qui sont d’incroyables sources de savoir. Généralement, je pense que quelque chose va éveiller mon intérêt. Souvent cela commence par les musées et leurs archives, des rencontres avec des objets qui ont été pris comme butin colonial. J’ai envie de me demander qui a fabriqué cela ? Pourquoi est-ce là ? Comment est-ce décrit ? Comment ce textile est-il présenté par ce conservateur blanc d’Europe occidentale ? Qu’est-ce qu’iels ne me disent pas ? Qu’est-ce que je cherche à connaître pleinement ? Car il y a souvent un contre-récit. Mes recherches ne se limitent donc pas à répéter ce que dit le musée, elles portent sur ce que nous ne mentionnons pas. Et cela vient d’années passées à assister à des conférences et à écouter, par exemple, ces conservateur.euse.s de textiles d’un point de vue ouest-européen me raconter ma propre histoire ; il y a ces lacunes- j’ai compris qu’il existe une version anticoloniale de toute cette histoire du textile.

Il s’agit également d’essayer de répondre à la question de l’échelle. Lorsque vous commencez à lire – en particulier ces rapports de la Compagnie Britannique des Indes orientales – la façon dont iels parlent de la terre, leur pratique de la géographie ; lorsque vous commencez à fouiller, il y a ce sens énorme de la dimension mondiale de cette histoire. Je pense que parfois, nous ne sommes pas capables d’y faire face. Nous ne pouvons pas imaginer l’ampleur de cette production et de cette consommation aujourd’hui. Nous ne sommes pas allé.e.s dans les usines. Nous sommes si éloigné.e.s des modes de production. Il y a des endroits dans le monde qui sont littéralement des villes d’usines car le monde le leur demande, et nous nous en détournons – quand je dis « nous », je veux dire les gens qui en bénéficient vraiment -. Ma recherche pose donc ces questions et trouve ces histoires sous-jacentes et cachées; comment elles se rapportent aux peuples et leurs connexions avec divers matériaux.

I also wanted to ask a bit more about your research. Going back to ‘The art and language of weaving resistance’ for example, that stemmed from two years of study around, and about, the volumes titled ‘Textile manufacturers of India’ that you mentioned. Whenever I hear you speak, I find it incredible the amount of knowledge that you have garnered. I was wondering if you could talk a bit more about how you start your research, and if you think you have a research-based practice?

Yeah, it’s definitely very research heavy to the point where I worry that it’s gone so far and the idea got lost. It’s the culmination of years of reading, visiting spaces and meeting people. A lot of the knowledge has been shared with me, I give a lot of credit to the weavers that I’ve worked with in Mexico and Bangladesh, incredible sources of knowledge. Generally, I think something will peak my interest. Often it will start with museums and archives, encounters with items that were taken as colonial loot. I want to ask who made this? Why is this here? How is this described? How is this textile being presented by this white curator? What are they not telling me? What is it that I seek to know fully? There frequently is a counter-narrative. So my research isn’t just repeating what the museum says. It’s about what we are not mentioning. And it comes from years of going to lectures and having people listen to, perhaps, these textile curators from a Western European perspective telling me my own history; there are these gaps- I have an understanding that there is an anti-colonial version of all of this textile history.

It’s also about trying to answer the question of the scale. When you start reading- especially these reports from the East India Company- how they talk about land, their practice of geography; when you start excavating that, there is this huge sense of the scale. I think sometimes we aren’t able to confront it. We can’t imagine the scale of this production and consumption today. We haven’t been to the factories, we are so divorced from the modes of production. There are places in the world that are literally just cities of factories because that’s what the world demands and we turn away. When I say ‘we’ I mean people who are really benefiting from this. My research therefore wants to explore these questions and I want to find all avenues of these underlying and hidden stories. How they relate to people and their links to materials.

Raisa Kabir ‘You and I are more alike’ – Photo Credit Eva Herzog

Tout à fait, merci. Avant-dernière question ! Il semble que l’on parle beaucoup de communauté et de soin, de compassion, dans le monde artistique en ce moment. Bien plus que par le passé. On assiste à une montée en puissance de ces sujets, comme ce fut le cas avec le travail politique identitaire. J’ai toujours été intéressée par ces thèmes, en particulier lorsqu’ils concernent la population asiatique et sa diaspora. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser à son éventuelle marchandisation ou à sa disparition, à son oubli après son bref moment de gloire. Je me demandais si vous craigniez la même chose, ou au contraire si vous n’étiez pas d’accord avec cette affirmation ? Il semble que beaucoup utilisent ce terme de « soin » comme ‘buzzword’, ce qui affaiblit les personnes qui travaillent depuis très longtemps sur ces questions.

Oui, sans aucun doute. Et c’est ce que nous constatons régulièrement. Il y a souvent une flambée, un langage qui apparaît dans le monde de l’art. Comme vous l’avez dit, cela fait des décennies que des gens font un travail de fond spécifique qui n’a rien à voir avec le monde de l’art. Je dirais que je ne peux que me réjouir du fait que le secteur essaie d’être plus humain et donc de traiter ses artistes avec soin et respect. J’ai souvent dû interpeller des personnes quant aux conditions de travail, particulièrement étant artiste handicapée. Nous savons également que beaucoup de travailleur.euse.s ne sont pas bien payé.e.s ou traité.e.s, ne sont pas autant syndiqué.e.s qu’iels pourraient l’être… Et oui, je suis inquiète que certaines personnes utilisent ce terme comme un slogan/concept sans procéder à un reconditionnement structurel de leur mode de fonctionnement. Nous sommes des travailleur.euse.s de l’art. Il y a du labeur. Je dois dire que j’ai rencontré des gens qui mettaient vraiment cette éthique en pratique. J’ai été des deux côtés. Je sais aussi qu’il faudra beaucoup plus de temps pour que cela s’étende à l’ensemble du domaine. Beaucoup se sont interrogés avec le COVID et, tout à coup, l’idée du soin, la maladie et le handicap, se sont retrouvés sous les feux de la rampe. Je pense qu’il y a des changements, mais que la plupart des gens veulent retourner à la normale. Il s’agit alors peut-être simplement d’un moment, et non de quelque chose de structurel ce qui signifie que nous délaissons des personnes qui ne peuvent pas réintégrer ces espaces après une visibilité éphémère. C’est pour cette raison que je fais très attention aux personnes avec lesquelles je travaille. Il ne s’agit pas seulement de faire de la place pour les personnes handicapées. Il s’agit d’élargir l’accès au bénéfice de tous.

Absolutely. Thank you. Second to last question ! There seems to be a lot of talk about community and care in the art world at the moment, more than there was before. A rise on these subject matters, like there was with identity politics. I have always been interested in these topics, especially when relating to the Asian population and diaspora however I can’t help but think about its eventual commodification or fall into neglect after its brief moment of glory. I was wondering if you’re ever wary of this happening or if you disagree with that statement? It seems like, at times, people throw « care » around like a buzzword which undermines artists that have worked for a very long time on these subjects.

Yes, definitely. And we see this time and time again. There will be a surge, a parlance that appears in the art world that they’re catching onto which becomes this zeitgeist. As you said, there has been decades of people doing specific groundwork that has nothing to do with the art world. I would say I can only welcome the industry trying to be more human and treat its artists with care and respect. I’ve often had to call people out, especially working as a disabled artist. We know that lots of people are not paid or treated well, we’re not as unionised as we could be…And yeah, I am worried that people are using it as a buzzword without doing the structural reconditioning of how they operate. We are artworkers. There is labour. I have to say that I have encountered people really putting this into practice, I’ve been on both sides. I also know that it will take a much longer shift for that to go across the whole sector and I really hope for its longevity. People have been taken around COVID and suddenly care, sickness, and disability were in the limelight. I do think there are shifts, but I get a sense that most people will want to carry on as normal. That maybe this is just a moment and not something that is structural which means it’s leaving people behind that cannot re-enter these spaces after this brief exposure. I’m very careful about who I work with for this very reason. It’s not just about making space for disabled people. It’s about whatever we can do to expand access to benefit everyone.

Installation shot ‘Between Plant and Thread, Blue and Purple’, curated by Ricko Leung with works by Rajyashri Goody (left) and Raisa Kabir (right) created during Majhi International Art Residency 2023 organized by Durjoy Bangladesh Foundation (DBF). Courtesy of the artists and DBF

Tout à fait d’accord, une toute dernière question à vous poser puis vous êtes libre ! Vous participez actuellement à une résidence artistique, Majhi, et je sais que vous devez présenter une œuvre à la fin de cette résidence, qui sera exposée à Asia Now. Je me demandais si vous pouviez m’en dire un peu plus sur la manière dont vous avez été amenée à participer à cette résidence artistique internationale, et sur ce que vous préparez actuellement ?

Oui, la Durjoy Bangladesh Fondation (DBF) m’a invitée. J’avais une pièce que je venais de commencer et j’ai pensé qu’elle s’inscrirait parfaitement dans le thème d’Asia Now de cette année, à savoir les arts textiles. Comme vous l’avez dit, je suis très axée sur la recherche. En ce moment, il s’agit de combiner la production de soie au Bengale – qui a été mise en œuvre par la Compagnie Britannique des Indes Orientales – avec mes recherches sur l’indigo et les textiles en rapport avec le commerce. Je me suis penchée sur cette technique, que l’on appelle Lampas en France. Le mot fait référence à un textile de tissage de soie Jacquard, cependant la technique elle-même n’est pas originaire de France, bien que le terme ici fasse référence à un tissu distinct. Cette technique était présente le long de la route de la soie avec de nombreux tisserand.e.s Musulman.e.s dans le sud de l’Espagne ainsi qu’en Turquie, Iran, en Irak, en Inde et en Chine. En Inde, on appelait ce tissu Kimkhwab. Il existe de nombreux documents sur ces magnifiques pièces confectionnées en Asie centrale. C’est donc une histoire itinérante de connaissances, de techniques, de personnes et de matériaux.

Le tissage que je suis en train de réaliser incorpore de l’or et de la soie, le tout entrelacé avec l’histoire de la mutinerie du Bengale – qui est aussi connue sous le nom de rébellion indienne – qui a suscité beaucoup de résistance anticoloniale. Une peinture d’Edward Armitage documente ce soulèvement du point de vue britannique. On y voit la personnification de Britannia tuant un tigre, ce dernier la représentation du Bengale en lutte pour son émancipation. En bas de la toile, nous voyons des enfants blancs assassinés. Cela donne à la Grande-Bretagne une raison d’abattre cette bête dépeinte comme une créature sauvage et incontrôlable.

J’évoque cette peinture, cette représentation et ce recadrage de la résistance dans les récits historiques comme nous l’avons évoqué précédemment. Mon tissage est une réinterprétation de tout cela. Il illustre une peinture moghole iranienne où un homme asiatique donne le sein à un tigre. Ce dernier malmène l’homme, tout en étant nourri et tué par ce dernier. Il s’agit d’un questionnement plus profond: il n’est jamais réellement question de religion, de croyance, d’ethnie ou de quoi que ce soit d’autre. Il s’agit de savoir qui détient le pouvoir. Cette peinture parle de la lutte entre cet homme, armé d’un couteau, et ce tigre. Il s’agit de ces différentes dynamiques en jeu. Mon travail est une invitation à se rapprocher, à entamer une conversation.

Raisa Kabir ‘Tiger, Tiger. Silk Throat…2023 – Created during Majhi International Art Residency 2023 organized by Durjoy Bangladesh Foundation (DBF). Courtesy of the artist and DBF

I couldn’t agree more. I have a very last question and then you’re free to go ! You’re currently in an art residency at Majhi and I know that you are to present work at the end of it, which is to be shown at the upcoming Asia Now Art Fair. I was wondering if you could tell me a bit more as to how you came to participate in that, and what you’re currently preparing?  

Yeah, the Durjoy Bangladesh Foundation (DBF) invited me. I had a piece that I was just starting and I thought it would work really well with this year’s Asia Now theme, which is textile arts. As you said, I’m very research based. At the moment it’s been about combining silk production in Bengal -that was implemented by the East India Company- with me looking at indigo and trade textiles. I’ve been observing this technique which is called Lampas in France. The word refers to a Jacquard silk weaving textile but the actual technique does not originate from France, though the term does refer to a distinct fabric. As a technique, you could see it all along the silk road with a lot of Muslim weavers in southern Spain, Turkey, Iran, Iraq, India and China. In India it was called Kimkhwab. There are lots of wonderful records around these beautiful cloths of gold made in Central Asia. So you see this travelling history of knowledge, technique, people and material. I’m looking at all the indigenous names of how it’s recognized.

The weaving I’m currently making incorporates gold and silk. It’s intertwined with the history of the Bengal mutiny -which is also known as the Indian rebellion- that sparked up a lot of anti-colonial resistance. A painting by Edward Armitage documents this uprising from the British angle. You see the personification of Britannia slaying a tiger, the latter a representation of Bengal fighting for emancipation. At the bottom of the canvas we see slain white children. This gives Britain reason to put down this beast portrayed as a wild creature out of control.  

I’m evoking this painting, this framing of resistance in histories, these pockets of facts or moments in time. My weaving is a reinterpretation of that. It shows an Iranian Mughal painting where an Asian man is breastfeeding a tiger. The latter mauling the man, while at the same time being fed and killed by him. There’s this deeper questioning: it’s never actually about what religion, or whose creed, ethnicity -anything like that- It’s about who holds the power. This painting is about this tussle between this man with the knife and this tiger. It’s about these different dynamics at play. My work is an invitation to come closer, to have a conversation.

Entretien mené par Amandine Vabre Chau

Interview by Amandine Vabre Chau


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