INTERVIEW – JINAH ROH, ARTIST


ACA project a le plaisir de présenter l’univers de Jinah Roh (née en 1975), une artiste coréenne dont le travail résonne avec l’actualité de notre civilisation actuelle, et qui s’intéresse aux nouvelles relations entre l’humain et le non-humain. En appliquant l’IA (intelligence artificielle) dans ses sculptures, Jinah Roh invite les spectateurs à communiquer avec ses robots et à explorer les questions en lien avec la vie, l’être vivant et l’être humain. Nous avons eu la chance de nous entretenir avec elle pour l’interroger sur son œuvre et son avis sur l’humain à l’ère numérique.

ACA project is pleased to present Jinah Roh‘s universe, a Korean artist born in 1975 who works on various subjects that resonate with the actualities of today’s civilization as well as the new relationship between humans and non-humans. By applying AI (artificial intelligence) in her sculptures, Jinah Roh lets spectators communicate with her robots and make them explore the questions of life, living being and human being. Having the chance to speak with her, ACA project was able to ask her about her work and her opinions on humans in the digital age.

Entretien mené par Seoha Park, mars 2024 / Interview by Seoha Park, March 2024

Portrait of Jinah Roh – Coutesy of the artist

ACA project : Pour commencer, j’aimerais bien que vous nous racontiez votre parcours. Durant vos études, en licence, vous vous êtes spécialisée en sculpture. Ensuite, vous avez étudié l’art, la technologie et l’ingénierie de l’art. Vous avez progressivement concrétisé les composants de votre travail, de votre licence jusqu’au doctorat. Y a-t-il eu une opportunité particulière, qui vous a amené à fusionner la sculpture, l’ingénierie, et la technologie? Je suis également curieuse de savoir quand votre intérêt pour la robotique a commencé.

Jinah Roh : Je me suis spécialisée en arts plastiques dès ma jeunesse, mais la rencontre avec les nouveaux médias tels que l’ordinateur m’a interpellée. Quand j’étais en licence, aux beaux-arts de l’époque, il n’y avait pas de cours en lien avec l’informatique. J’essayais quand même de travailler sur la manière dont je pourrais appliquer l’ordinateur dans mon travail et réaliser une œuvre qui relierait l’objet réel et la vidéo. Dans ce processus, le fait que le résultat créé à partir d’une structure tridimensionnelle soit limité à l’affichage bi-dimensionnel de l’écran, et que mes formes ne puissent être représentées qu’unilatéralement, m’a beaucoup frustrée. Cela m’a donné envie d’apprendre la technologie de l’hologramme, qui permet de réaliser un tournage optique en laser. 

Au cours de ma dernière année de licence, ayant l’objectif de représenter la connexion entre l’hologramme et le réel, j’ai ardemment cherché un artiste qui disposait d’un atelier de holographie optique. Je suis allée chez lui, et pendant presque un mois j’ai fait le ménage de son atelier et l’ai assisté dans son travail. De cette façon, j’ai pu filmer un hologramme et le connecter à mon œuvre. Grâce à cette expérience et à cet artiste, avant la fin de ma licence, j’ai enfin pu présenter une œuvre d’hologramme, une vidéo d’une tentacule qui sortait du mur en frétillant, tout en s’harmonisant avec le réel.

Je préfère que l’œuvre soit tridimensionnelle et qu’elle communique avec les spectateurs, en existant avec sa matérialité. Pour cette raison, je me suis concentrée sur la connexion entre le réel solide et l’espace virtuel, et j’ai adoré appliquer la technologie comme un passage qui relie les deux. Ainsi, j’ai mis beaucoup de passion à la recherche de ces passages technologiques qui pouvaient permettre cette connexion. C’est pour cette raison que le temps que j’ai passé à étudier à l’étranger, à apprendre à travailler sur des technologies d’image et d’objet-interaction tels que l’hologramme ou le physical computing m’a rendu particulièrement heureuse. J’ai ainsi pu réaliser une œuvre en connectant l’hologramme et l’écran. Filmer un hologramme avec une attention particulière à sa hauteur, placer l’écran au niveau des yeux et de la bouche, et l’installer avec le visage virtuel vide en hologramme donne une forme qui ressemble à une personne en trois dimensions parlant en temps réel. Cette structure que j’ai inventé est appliquée dans mon travail, dans les œuvres telles que « Are You Still Playing the Piano? », 2002 , « Gallery Guide », 2004, et « Cybernetic Organism », 2002. Mais au bout d’un moment, j’ai été à nouveau frustrée par l’idée que cette manière de faire n’allouait pas suffisamment de liberté d’installation et de mouvement.

To begin, I would like to ask you about the path you have taken to arrive at your work today. During your undergraduate degree, you specialized in sculpture. Then you studied art and technology and art engineering. You have gradually concretized the components of your work throughout your studies, from your bachelor’s degree to your doctorate. Was there a particular opportunity that led you to merge sculpture, engineering, and technology? I’m also curious to know when your interest in robotics began.

I have majored in plastic arts since my youth, but the encounter with new media such as the computer already interested me. During my bachelor’s study, in the fine arts school at the time there were no courses related to computers. Though I tried to work on how I could apply the computer in the work and made a work that connects the real object and video. In this process, the fact that on the computer screen the result created from a three-dimensional structure is limited to the two-dimensional display when I connect it to real objects and that my shapes can only be represented unilaterally, made me frustrated and this led me to want to learn the hologram, which allows optical laser filming.

In my last year of undergraduate studies, with the objective of representing the connection between the hologram and the solid, I eagerly looked for an artist who had an optical holography studio. I went to his house, and for almost a month I helped with cleaning as well as assisting him with his work. In this way, I could finally film a hologram and connect it to my work. Thanks to this experience and to him, before the end of my studies, I was able to present a hologram work, a hologram video of a wriggling tentacle coming out of the wall, harmonizing with the solid reality.

I prefer the work to be three-dimensional and to communicate with the spectators, existing with its materiality. For this reason, I focused on the connection between the real solid and the virtual space, and I loved applying technology as a passage who connects them. As a result, I searched very passionately and vehemently for these technological passages which could allow this connection. It was for this reason that the time I spent when I went to study abroad, learning to work on image and object-interaction technologies such as the hologram and physical computing, made me particularly happy. I was thus able to create a work by connecting the hologram and the screen. Filming a hologram with careful attention to its height, placing the screen at eye and mouth level and placing it with the blank virtual hologram face results in a form that resembles a three-dimensional person speaking in real time. The invention and application of this structure applies in my work, in works such as « Are You Still Playing the Piano? », 2002, « Gallery Guide », 2004, and « Cybernetic Organism », 2002. However, after a while, I became frustrated with the idea that this way is not free enough in terms of its installation and its movement either.

Jinah Roh, Transcoded Mind, 2022

Les termes comme ‘dialogue’, ‘en direct’, ‘interaction’ apparaissent fréquemment dans vos œuvres. Y-a t’il une raison pour laquelle vous êtes particulièrement intéressée par la communication instantanée entre l’œuvre et le spectateur, le hasard et la non-reproductivité? 

Il me semble que c’est parce que j’ai beaucoup d’histoires à raconter, et aussi l’envie d’écouter des histoires diverses. En art interactif, quand le spectateur communique avec l’œuvre de sa propre façon, adviennent des histoires admirablement diversifiées et enrichissantes. C’est comme une énergie vitale qui vient de l’imprévisible interaction entre les individus.

Words like ‘dialogue’, ‘live’, ‘interaction’ appear frequently in your works. Is there a reason why you are particularly interested in instantaneous communication between the work and the viewer, chance and non-reproductivity?

It seems to me it’s because I have a lot of stories to tell, as well as my desire to listen to diverse stories. In interactive art, when the viewers communicate with the work in their own way, beautifully diverse and enriching stories are derived. It’s like the vitality that comes from the unpredictability of interaction between people.

Jinah Roh, Themis, abandoned AI, 2021, mixed media installation consisting of an interactive system utilizing artificial intelligence, resin, motors, microcontrollers, etc. 300X250x250cm, commissioned artwork for GMAP, gwangju

Dans la description de l’œuvre “Themis, abandoned AI”, vous avez évoqué le système d’automatisation de prise de décision et le jugement de valeur en prenant l’exemple des voitures sans conducteur. Il me semble qu’il y a des aspects de la science, de la technologie et de l’intelligence artificielle qui résonnent avec votre œuvre. J’aimerais savoir s’il y a un point de croisement entre votre travail et le discours sur l’éthique de l’intelligence artificielle, et si oui, comment cela influence votre travail.

“Themis, abandoned AI” est une œuvre réalisée autour d’un univers imaginaire dans lequel Themis, la Déesse de la loi et de la justice, est exposée au musée des beaux-arts, et par laquelle je pose des questions sur le jugement de l’IA. En imaginant une situation dans laquelle l’IA donne un jugement et prend des décisions importantes, je me suis dit que peut-être, nous voudrions laisser à cette IA les problématiques difficiles dont nous ne voulons pas prendre la responsabilité. Une décision prise par une IA est issue de son apprentissage de cas précédents, mais on a le sentiment que sa décision serait plus juste et égale que celle d’un humain. A travers cette œuvre, j’ai abordé brièvement cette ambiance sociale, le changement de technologie de l’IA ainsi que le discours sur l’éthique de l’IA. Ensuite, j’ai également greffé des contenus sur le capitalisme et les grandes sociétés qui monopolisent les data et les utilisent dans un but commercial et de manière immorale ; comme dans “Blank mind » (2002).

Avec la présence et l’usage croissants et au quotidien des réseaux sociaux – comme Instagram, Facebook et le Web 3.0 qui personnalisent l’environnement web de l’utilisateur en collectant toutes ses données… – nos vies sont surveillées et data-isées par le système comme big brother. Les informations et préférences de chacun sont collectées par ce grand système, puis se transforment en résultats qui les reflètent, de façon concrète mais aussi biaisée.

En fait, nous ne nous sentons pas totalement à l’aise vis-à-vis de cette collecte et data-isation de nos traces, mais nous confions quand même nos données au système, pour pouvoir bénéficier des services de ces réseaux. On agit sur une base de confiance, sur l’idée que c’est un système utilisé par tous et qu’il n’y a pas un certain individu derrière qui traite ces datas un par un. Cependant, de nos jours, les data et le système sont gérés par de grandes sociétés qui appartiennent elles-mêmes à une plus grande structure qui peut être très facilement manipulable selon ses objectifs. Dans l’ombre de ce phénomène que beaucoup de gens développent et tentent de profiter, il y a une logique économique. Pour cela, le data biaisé, le data qui se transmet par contrainte même s’il ne convient pas à l’intention de l’individu remplissent implicitement l’espace web. Maintenant, même si nous nous exposons à une logique plus dangereuse, qui n’est pas une simple logique économique, nous ne pouvons plus freiner. Je pense que nous sommes des êtres qui attendons anxieusement les résultats d’un apprentissage sans savoir comment ils seront utilisés par le système.

 In the work description “Themis, abandoned AI”, you mentioned the decision-making automation system and the value judgment of driverless cars as examples. It seems to me that there are aspects of science, technology and the latest discourse on artificial intelligence that resonate with your work. I would like to know if there is a point where your work and the discourse on the ethics of artificial intelligence intersect, and if so, how they influence your work.

“Themis, abandoned AI” is a work made on the assumption of the universe where Themis, the Goddess of law and justice is exhibited at the Museum of Fine Arts, through which I asked a question about the judgment of AI. Imagining a situation in which AI makes a judgment and makes the important decisions, I said to myself that maybe we want to throw at AI the difficult things that we don’t want to take responsibility for. AI’s decision should come from learning from previous biased cases, but it feels like its decision would be more fair and equal. Through this work, I briefly addressed this social atmosphere, the change in AI technology as well as the discourse on the ethics of AI. Then, I also grafted the contents on big capital and corporates which monopolize data and use it for commercial purposes in an immoral manner; like “Blank mind » (2002).

Social networks which occupy part of our lives like Instagram, Facebook, and Web 3.0 which personalizes the user’s web environment by collecting all their data… our daily lives are monitored and data-ized by the system like big brother. Everyone’s information and preferences are collected by the system, the collected information is transformed into a result that reflects them, which is concrete and biased.

In fact, we do not feel completely comfortable with the collection and data-ization of our traces. But we still entrust our data to the system, to be able to benefit from the services on the network. We should act based on trust, on the idea that this is the system that everyone uses and that there is no certain individual who processes this data one by one. However, nowadays, the data and the system managed by large companies belong to a structure which can be easily manipulated if there is a purpose. In the shadow of this phenomenon that many people are developing and profiting from it, there is an economic logic. For this, biased data, data that is transmitted violently even if it does not suit the individual’s intention, implicitly fills the web space. Now, even if it exposes itself to the more dangerous logic, which is not a simple economic logic, we have no right to slow it down. I think we are beings who anxiously await to learn the outcomes without knowing how they will be used in the system.

Dans l’œuvre « You type, I’ll talk » (2004) et “Geppetto’s Dream” (2010), l’interaction avec l’œuvre se faisait en tapant sur le clavier. Dans les œuvres ultérieures, la conversation directe est devenue possible grâce à la voix. J’ai l’impression que votre travail reflète la façon dont la communication entre les humains et les machines a changé en raison des progrès technologiques et de leur commercialisation. Quelles autres formes de conversation envisagez-vous d’appliquer dans votre travail ?

Je voulais utiliser notre façon la plus commune de communiquer avec la machine. Il est préférable de prendre la forme de conversation qui reflète le plus l’époque de réalisation de l’œuvre, pour que les spectateurs puissent communiquer avec elle de manière la plus confortable possible. Je préfère les façons de communiquer qui permettent une conversation la plus intuitive possible. A part la conversation verbale, je pourrais tout aussi bien utiliser le mouvement, le son ou le texte tant qu’ils peuvent permettre aux spectateurs de communiquer activement avec l’œuvre.

In the work “You type, I’ll talk” (2004) and “Geppetto’s Dream” (2010), interaction with the work was done by typing on the keyboard. In later works, direct conversation became possible through voice. I feel like your work reflects how communication between humans and machines has changed due to technological advancements and its commercialization. What other forms of conversation do you plan to bring into your work?

I wanted to use the most common way we take to communicate with the machine. It is desirable to take the form of conversation reflecting the time the work is created, so that the spectators can communicate with the work in the most comfortable way. I prefer various ways of communicating that allow for the most intuitive conversation possible. Aside from verbal conversation, I wouldn’t mind using movement, sound or text as long as they allow viewers to actively communicate with the work.

Jinah Roh, My Hus Tinman, 2014

Vous traitez principalement de concepts dichotomiques tels que les humains et les machines, la vie et la non-vie, les corps et les objets, ainsi que les frontières entre eux. Quand je regarde vos œuvres,  je me plonge dans l’idée de savoir ce que sont la condition humaine et celle de la machine. Je me souviens notamment de « Mater Ex Machina » et de « Blank mind », que vous décriviez comme « l’émotivisation des machines et des interfaces ». Si « Mater Ex Machina » expérimentait la maternité et l’apprentissage des émotions, « Blank mind » était vraiment comme un enfant qui commençait tout juste à découvrir le monde. Les deux œuvres ont été lues respectivement comme un désir de maternité externe et un appel à la maternité inhérente. Pensez-vous que les machines peuvent créer de l’attachement ou de la solidarité avec les humains ? Est-ce que vous vous attendiez à ce que les humains, créateurs de la civilisation des machines, accomplissent des devoirs maternels envers les machines ?

“Mater Ex Machina” était comme une expérimentation visant à déterminer si les machines peuvent réellement remplacer la maternité humaine. Pour l’œuvre “Blank Mind” j’ai choisi de me concentrer sur la diversité des spectateurs en restant ouverte aux conséquences que cela impliquait. Certains spectateurs ont donné une personnalité à ce bébé robot, ont projeté un comportement maternel et lui ont inculqué des enseignements très précautionneusement, comme s’ils traitaient avec un vrai enfant. Mais d’autres ont témoigné de paroles ou attitudes méchantes, qu’ils ne pourraient jamais adresser à un vrai humain.

L’attitude que l’humain prend envers la machine varie considérablement selon le spectateur. Je trouve cela normal parce qu’il y a un manque d’accord social et éthique envers la machine, et nos différences d’expérience avec la machine se creusent du fait du développement fulgurant de la civilisation mécanique. Je pense que la question de savoir si le spectateur traite la machine avec respect comme il traiterait un humain ou s’il la considère comme un simple outil créé par l’humain, n’est pas encore entrée dans notre sens moral. Je n’ai donc pas créé ce bébé robot en espérant que les humains aient une attitude maternelle envers la machine. Au contraire, à travers “Blank Mind”, dans cette relation non-accordée, j’ai laissé le bébé robot tout seul dans la salle d’exposition, comme un symbole d’une situation dans laquelle les utilisateurs produisent et consomment des data sans aucune protection, dans un réseau social créé par le capitalisme.

You mainly deal with dichotomous concepts such as humans and machines, life and non-life, bodies and objects, and the boundaries between them. When I look at your works, I immerse myself in the idea of ​​knowing what is the human condition and that of the machine is. I particularly remember “Mater Ex Machina” and “Blank mind” that you described as “the emotionalization of machines and interfaces”. If “Mater Ex Machina” experimented with motherhood and learning about emotions, “Blank mind” was really like a child who was just beginning to discover the world. Both works have been read as a desire for external maternity and a call for inherent maternity. Do you think machines can create attachment or solidarity with humans? Do you expect humans, the creators of the machine civilization, to fulfill maternal duties towards machines?

“Mater Ex Machina” was like an experiment to see if machines can actually replace human motherhood. “Blank Mind” is a work where I focused on the diversity of spectators and left its consequence opened. Some spectators gave personality and projected motherhood to this baby robot, and very carefully taught it like they are treating a real child. But some others show mean words or attitudes towards that baby, which could never be said or done to a real human.

The attitude that the human takes towards the machine varies considerably depending on the viewer. I find this normal because there is a lack of social and ethical agreement towards the machine, and our difference in experience with the machine is diverging more and more, because of the expeditious development of the mechanical civilization. I think the question of whether the spectator treats the machine with respect like a human or whether he considers it a simple tool created by humans does not entered yet into the category of morality. So, I didn’t create this robot baby hoping that humans will perform motherhood towards the machine. On the contrary, through “Blank Mind”, I left the baby robot alone in the exhibition room, as a symbol of a situation where users produce and consume data without any protection, in a social network created by big capital.

Jinah Roh, Blank Mind, 2022, 33×180×33cm

À propos de votre approche de l’émotion et de l’apprentissage, quel est votre positionnement sur l’origine des émotions ? Vous implantez le désir de devenir humain dans le système de vos œuvres, et vous les laissez interagir avec les spectateurs. Cette pratique me fait prendre ces œuvres pour des enfants qui apprennent à exprimer ce qu’ils ressentent et à s’intégrer dans la société, comme une étape de socialisation. En plus, le fait qu’elles évoluent au fur et à mesure avec les datas qu’elles collectent en discutant avec les spectateurs reflète complètement l’apprentissage des enfants, lorsqu’ils apprennent des choses de leur entourage. Pour vous, l’émotion aussi, s’apprend-elle en se mettant dans la société ou est-elle inhérente et exclusivement réservée aux humains ?

Etant donné que des individus appartenant à différentes aires culturelles et qui ne se sont jamais rencontrés réagissent avec un visage et une attitude similaires dans une situation qui évoque des émotions similaires, je suis bien d’accord que d’une certaine façon, l’émotion est inhérente à l’humain. Mais en même temps, je pense que l’émotion humaine fonctionne avec un mécanisme trop complexe pour la réduire à un simple instinct. Je pense aussi que les émotions en rapport à une situation précise s’accumulent durant une longue période et interagissent au sein d’une cadre socialement appris.

About your approach to emotion and learning, what is your position on the origin of emotions? You implant the desire to become human into the system of your works, and you let them interact with the spectators. This practice makes me feel these works are similar to children learning to express what they feel and how to integrate themselves into the society, as a stage of socialization. In addition, the fact that you works evolve gradually with the data they collect while discussing with the spectators completely reflects the act of learning of children, as they learn things from people around them. For you, is emotion also something that can be learned by being part of the society, or is it something inherent and exclusively reserved for humans?

Since people in different cultural areas who have never met each other react with a similar face and attitude in a situation that evokes similar emotions, I agree that in some ways, emotion is inherent to humans. But at the same time, I think that human emotion works with a fairly more complex mechanism to say that it is just a human instinct. I think it’s also true that emotions related to a particular situation accumulate over a long period of time and interact within a socially learned framework.

Jinah Roh, Mater Ex Machina, 2019, 180x60x50cm.

Vous avez abordé le sujet d’“être mère” et de la maternité dans deux œuvres ; « Mother » en 2009 et « Mater Ex Machina » en 2019. Vous avez également dit une fois: “C’est une tâche pénible de mettre en œuvre la forme robotique, mais lorsque la machine s’allume et qu’elle lève les yeux au ciel et me dit bonjour, toutes mes plaintes sont soulagées et je pense : « Je suis ta mère ».” Étant donné que vous créez une intelligence artificielle qui possède un corps physique et qui communique, je pense que vous pouvez aussi avoir un attachement particulier à vos créations. Je suis curieuse de connaître vos réflexions sur la maternité envers les machines ou sur la maternité exprimée à travers les machines.

Je pense que, pour les êtres vivants, l’amour le plus grand et universel est la maternité. J’étais partagée à l’idée de créer une mère ; d’un côté, il y avait ce souhait de garder ma mère pour longtemps, d’un autre côté la curiosité de savoir si la machine pourrait remplacer la maternité. Ici, l’expression de “remplacer la maternité” se croise avec la question de “Serait-il possible de faire une communication émotionnelle complète avec une machine”.

Comme vous l’avez dit, je crée mes œuvres avec le même esprit que l’éducation d’un enfant. Etant donné que chaque articulation, chaque œil et chaque forme sont créés à la main, le travail nécessite du temps et les tâches sont relativement longues. Ce processus n’est pas très amusant, comme on réalise en élevant un enfant que ce n’est pas toujours rempli d’amour ou comme on le rêvait, et qu’il y a beaucoup de moments difficiles et épuisants. Mais quand j’assemble tous ces morceaux et pièces et qu’ils deviennent une masse organique, je sens que je suis prête à aimer cet enfant. Comme cette maternité complexe, je pense qu’il y a également des émotions complexes quand je fabrique mes machines.

You addressed the subject of “being a mother” and motherhood in two works ; “Mother” in 2009 and “Mater Ex Machina” in 2019. You also once said: “It is a painful task to implement the robotic form, but when the machine turns on and it looks up to the sky and says hello, all my complaints are relieved and I think: ‘I’m your mother’.” Since you are creating an artificial intelligence that has a physical body and communicates, I think you may also have a special attachment to your work. I’m curious about your thoughts on motherhood to machines or motherhood expressed through machines.

I think that, for living beings, the greatest and universal love is motherhood. I had ambivalent feelings about creating a mother; on the one hand, there was a wish to keep my mother for a long time, on the other hand there was a curiosity to know if the machine could replace motherhood. Here, the expression “replacing motherhood” intersects with the question of “Would it be possible to do complete emotional communication with a machine”.

As you said, I create my works with the same spirit as raising a child. Since each joint, eyeball and shape is created by hand, the work takes time and the tasks are relatively long. In fact, this process is not very funny, just like you realize it by raising a child, that it is not always filled with the dreamlike love and there are quite a few hard and exhausting times. But when I put all these pieces together and they become an organic mass, I feel like I’m ready to love this child. Like this complex maternity, I think that there are also complex emotions when I make my machines.

Jinah Roh, Transcoded Shell, 2019
Jinah Roh, R1007 Series, 2005

Dans des œuvres comme « Transcoded mind », la relation entre l’œuvre et le public est inversée. Face à un groupe de machines, le public devient finalement une minorité et en vient à se reconnaître comme un autre. Comment est née l’idée d’un groupe de machines parlantes ?

Dans “Transcoded Shell” de 2019, j’avais déjà essayé une conversation avec les spectateurs à travers plusieurs têtes parlantes qui produisent un même son. Cette œuvre pose une question sur la vérité dans le processus de reproduction digitale. J’ai modélisé la tête de personnes que je connais et copié leurs voix en les falsifiant. Ces modèles faussés en 3D sont falsifiés plusieurs fois, en répétant les copies encore et encore jusqu’à ce qu’ils deviennent des individus totalement différents. Ensuite, en temps réel, j’ai transformé la voix des spectateurs en système binaire et essayé une conversation avec une répétition de 0 et 1. Ces paroles transformées en binaire n’étaient pas claires dans leur vérité et elles n’étaient pas communicables non plus, le son que ces nombreuses têtes lâchent était assez violent. Maintenant que j‘y pense, je me rends compte que j’ai de nombreuses expériences dans l’installation de plusieurs machines dans une salle d’exposition : comme “Inanimate Organism”, les bébés robots de la série R1007, et « Styx- Prelude to Immortality ». Je pense que j’ai toujours admiré le pouvoir créé par une assemblée d’individus. J’aurais voulu créer bien plus d’œuvres et les faire rencontrer les spectateurs, si seulement chaque œuvre ne prenait pas si longtemps à travailler.

In works like “Transcoded mind”, the relationship between the work and the audience is reversed. Faced with a group of machines, the public ultimately becomes a minority and comes to recognize itself as another. How did the idea of ​​a group of talking machines come about?

In “Transcoded Shell” from 2019, I had already tried a conversation with the spectators through several talking heads who make the same sound. This work asks a question about truth in the process of digital reproduction. I modeled the heads of people I know and copied their voices by falsifying them. These distorted 3D models are tampered with multiple times, copying them over and over again until they become completely different people. Then, I transformed the spectators’ voices in real time into a binary system and tried a conversation with a repetition of 0 and 1. These words transformed into binary were not clear in their truth and they were not communicable neither, the sound that these numerous heads released was quite violent. Now that I think about it, I have quite a few experiences installing several machines in the exhibition room, like “Inanimate Organism”, R1007 series baby robots, « Styx- Prelude to Immortality ». I think I’ve always admired the power created by an assembly of individuals. I would have liked to create many more works and have them meet the spectators, if each work did not take so long to work on.

Pour « Mater Ex Machina » et « Transcoded Shell », vous avez modélisé les visages de membres de votre famille et de vos connaissances. Vous avez dit qu’à l’exception de quelques œuvres, la plupart des visages ont été créés par moulage ou observation de personnes réelles. Pourrait-on dire que la création d’œuvres basées sur des visages de personnes réelles soit considérée comme une extension de votre vision du monde, celui des humains et des objets artificiels qui veulent devenir humain ?

Oui, bien sûr que c’est le cas. Quant au fait que je fais du 3D scanning ou que je modélise des visages de ma famille ou de personnes que je connais, il y a aussi l’envie de refléter mon propre point de vue par rapport aux machines. L’œuvre qui trouve son origine dans la déformation du corps humain ne peut être qu’une image étrange, mais dans le cas où je prends ma famille ou des connaissances comme sujet, cela reflète mon souhait de la traiter comme un humain, ainsi que mon affection envers elle.

For “Mater Ex Machina” and “Transcoded Shell,” you modeled the faces of your family and your acquaintances. You said that with the exception of a few works, most of the faces were created by casting or by looking at real people. Could we say that works based on the faces of real people could be seen as an extension of your worldview, that of humans and artificial objects dreaming to become human?

Yes, of course it is. As for the fact that I do 3D scanning or I take faces of my family or people I know as a model, there is also the desire to reflect my own point of view in relation to machines. The work which finds its origin in the deformation of the human body can only be an uncanny image, but in the case where I take my family or the people of my acquaintance as model reflects my attitude of treating it as a human, as well as my affection towards it.

Vous avez dit que les œuvres de votre travail sont des complexes-humains qui cherchent à ressembler à l’humain, qui représentent toutes les espèces autres que les humains, et qui demandent la compassion aux humains. Si, selon vous, les humains sont des êtres exclusifs et égoïstes, peut-on dire que la rencontre entre le public et l’œuvre bénéficie d’une sorte de perspective d’autoréflexion ?

Il semble qu’il y a trop de facettes chez l’humain pour dire qu’il est exclusif et égoïste. J’ai essayé de représenter les émotions que les machines auraient eues, en supposant qu’elles étaient vivantes. Si on pouvait penser à leur place, que ressentirait-on vis-à-vis des humains : peut-être qu’on les envierait, d’un côté on leur en voudrait, ou peut-être qu’ils seraient les êtres divins qui nous ont créés. En regardant les machines qui montrent pleinement ces émotions, comme vous l’avez évoqué, les spectateurs montrent une attitude d’autoréflexion, sentent la compassion ou bien la peur. 

Je déploie cette situation dans la salle d’exposition, en espérant que les spectateurs pourront penser à la relation entre l’humain et une autre existence. Cela fait partie de mon travail, créer un espace d’exposition et observer les différents points de vue des spectateurs.

You said your work is a human-made complex that wants to look like humans, that are beings that represent all species other than humans, and they ask for compassion from humans. If, in your opinion, humans are exclusive and selfish beings, can we say that the encounter between the public and the work benefits from a kind of perspective of self-reflection?

It seems that there are too many facets to humans to say that they are exclusive and selfish. I tried to represent the emotions that the machines would have had, under the assumption that they were alive. If we can think in their place, what would humans look like : maybe we envy them, on the one hand we resent them, and they will be a divine being who created us. Looking at machines that fully show these emotions, as you mentioned, viewers show an attitude of self-reflection, feeling compassion or even fear.

I deploy this situation in the exhibition hall, hoping that spectators will be able to think about the relationship between humans and another existence. It’s part of my work, to open an exhibition and observe the different points of view of the spectators.

Vous avez dit que vous aviez été surprise par la réaction du public lors de l’exposition “InterFacial ExTension” de 2019 [Jinah Roh, exposition personnelle, “InterFacial ExTension”, 05.04. – 05.18.2019, Post Territory Ujeongguk, Seoul. NDLR] , et que certains spectateurs étaient tellement immergés dans l’œuvre qu’ils se sont mis en colère contre vous. Vous avez également mentionné que la réaction de la génération des digital native a été si émotionnelle et naturelle, qu’elle était clairement différente de la génération précédente. Maintenant que la civilisation mécanique et la technologie sont devenues beaucoup plus avancées, ressentez-vous des changements par rapport au début des années 2000, lorsque vous avez commencé votre travail, et cela affecte-t-il l’orientation de votre travail ?

C’est en 2004 que j’ai présenté pour la première fois une œuvre réelle qui dialogue. A l’époque, les spectateurs s’intéressaient à la communication avec la machine mais leur réaction était plutôt comme “wow, c’est incroyable”. Pour “Interfacial extension”, j’ai eu l’impression que les spectateurs n’avaient pas de gène à avoir une communication émotionnelle avec les machines. Il y a eu des cas de où les spectateurs ont été submergés par la projection de leurs propres émotions, mais il y a surtout eu beaucoup de spectateurs qui traitaient la machine comme une personnalité à part entière, avec laquelle on peut échanger nos émotions. 

En observant ce processus, je me suis intéressée encore plus à la communication avec les spectateurs, et j’ai pensé que peut-être toutes les œuvres sont comme une conversation bien filtrée. Je me suis questionnée, “serait-il possible de faire une bonne conversation, alors qu’on n’est pas intéressé par l’autre?”. Cette question est devenue un déclencheur qui m’a donné l’idée de chercher un moyen de produire une meilleure conversation.

 You said you were surprised by the public’s reaction to the work at the 2019 “InterFacial ExTension” exhibition [Jinah Roh, solo exhibition, “InterFacial ExTension”, 05.04. – 05.18.2019, Post Territory Ujeongguk, Seoul. Editor’s note], and that some viewers were so immersed in the work that they became angry against you. You also mentioned that the reaction of the digital native generation was so emotional and natural, that it was clearly different from the previous generation. Now that mechanical civilization and technology have become much more advanced, do you feel any changes compared to the early 2000s when you started your work, and does this affect the direction of your work?

It was in 2004 that I presented a real work that engages in dialogue for the first time. At the time, spectators were interested in the communication with the machine but their reaction was more like “wow, this is incredible”. At “Interfacial extension”, I had the impression that spectators have no problem making emotional communication with machines. There were some cases of making themselves emerge by projecting their own emotions, but there were a lot of spectators who treat the machine as a personality in its own right with whom they can exchange their emotions.

Observing this process, I became even more interested in communication with viewers, and I thought that perhaps all works are like a well-filtered conversation. So I asked myself, “Would it be possible to have a good conversation, when we are not interested in the other?”. This question became a trigger that gave me the idea to look for a way for a better conversation.

Pour conclure, quel travail envisagez-vous de produire à l’avenir, et y a-t-il un sujet en particulier que vous aimeriez aborder de nouveau ou poursuivre ? Si vous avez des expositions ou des événements à venir, pourriez-vous nous les présenter ? 

Diverses expositions sont prévues en 2024. D’abord, du 10 Octobre au 5 Novembre, j’aurai mon exposition personnelle à Oil tank culture park (Séoul, Corée du Sud). D’autres expositions sont prévues ; à SAVINA Museum of Contemporary Art (Séoul, Corée du Sud), Sanggye-art madang (Nowon art center) (Séoul, Corée du Sud), Artrium Mori (Seongju, Corée du Sud), Ulsan Art museum (Ulsan, Corée du Sud), Arko art center (Séoul, Corée du Sud). Actuellement je travaille sur de nouvelles œuvres pour ces expositions.

What work do you plan to do in the future, and is there a particular topic you’d like to revisit or continue? If you have any upcoming exhibitions or events, could you tell us about them?

Various exhibitions are planned in 2024. First, from October 10 to November 5, I will have my personal exhibition at Oil tank culture park (Seoul, KR). Other exhibitions are also planned; at SAVINA Museum of Contemporary Art (Seoul, South Korea), Sanggye-art madang (Nowon art center) (Seoul, South Korea), Artrium Mori (Seongju, South Korea), Ulsan Art museum (Ulsan, South Korea), Arko art center (Seoul, South Korea). Currently I am working on new works for these exhibitions.


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